Ensemble de brouillons pour le second volume des Mémoires de guerre, « L’Unité ».
[Dès 1946, le général de Gaulle, ayant abandonné le pouvoir, commença à rédiger ses mémoires, d’abord sous forme de fragments sur telle affaire ou tel épisode ; il y travailla de façon continue à partir du début des années 1950. Le second volume, L’Unité, parut en juin 1956.]
Ce sont ici des manuscrits de tout premier jet, où les feuillets, écrits au recto, sont entièrement couverts, sans marge, d’une petite écriture cursive, à l’encre bleu nuit, et surchargés de ratures et corrections, avec d’importants passages biffés ; sur certains feuillets, pas une ligne qui n’ait été rayée et réécrite. Certains lieux ou dates ont été laissés en blanc, dans le feu de la rédaction.
Ces fragments sont très différents de la version définitive.
Un feuillet aborde le problème du général Giraud :
« L’obstacle que représentait par lui-même le général Giraud n’a jamais eu grande importance. Je le dis sans aucune intention péjorative à l’égard de ce vieux et très brave soldat dont la carrière militaire est si riche en actions d’éclat. Mais, après Darlan, il était forcément, sans bien s’en rendre compte, l’instrument de la politique du Président Roosevelt à laquelle, bon gré mal gré, se ralliait M. W. Churchill et le gouvernement britannique. […] Mais, quelles que fussent les intentions de nos alliés, leur initiative risquait de pousser le peuple français dans un état de division si grave qu’il y eût perdu même après sa “libération” la libre disposition de lui-même. En effet, il était bien certain qu’après l’écroulement de l’Allemagne, les deux très grandes puissances que constituaient d’une part la Russie soviétique, d’autre part le bloc anglo-saxon se trouveraient face à face, avec leurs ambitions, leurs prétentions, leurs doctrines opposées. Si le peuple français ne s’était pas, au préalable, rassemblé sur lui-même, pour son compte, il y aurait lieu de penser que chacune des masses étrangères voudrait s’assurer de lui en utilisant dans son sein le parti prêt à la servir. Pour l’une, comme pour l’autre, ce parti était d’avance trouvé. Moscou disposait de nos communistes passés à la résistance […]. Washington pouvait s’attirer le concours d’une foule de Français qui, jusqu’alors, avaient suivi Vichy, mais qui trouvaient dans l’intervention américaine l’occasion de se tourner contre l’Allemand, désormais voué à la défaite ».
Une suite de 6 feuillets concerne le général Giraud et la conférence d’Anfa (janvier 1943).
« Le jour même où j’appris la mort de Darlan, je télégraphiai au Général Giraud pour lui proposer une rencontre. Je demandais que celle-ci eût lieu entre Français et en terre française, soit à Alger, soit à Fort-Lamy. Il s’agissait d’étudier en commun sur quelle base pouvait se faire l’union sous un seul et même gouvernement. […] À Anfa, je me trouvai devant un jeu fait d’avance. Le Général Giraud me déclara qu’il entendait prendre la tête du gouvernement commun. Il en voyait la direction sous la forme d’une sorte de “consulat” à trois têtes dont lui-même serait la première. Il m’offrait de devenir la seconde. Quant à la troisième, il laissait entendre que le Général Georges, alors en France mais que les Alliés se proposaient de faire venir, serait le meilleur choix possible. Le Président Roosevelt se montra, à mon égard, à la fois très gracieux et très réservé. Je ne manquai pas de lui marquer la même attitude. Nous conversâmes avec désinvolture sans toucher au fond du problème. Lui cherchant à me faire doucement sentir que la question était tranchée d’avance, puisqu’il en avait décidé. Moi, lui marquant avec délicatesse que cette affaire française n’appartenait qu’aux Français, et que je n’éprouvais aucune sorte d’inquiétude sur ce qu’en serait l’issue. Au fond, nous avions l’un et l’autre tout de suite jugé que nous ne pouvions nous entendre, mais qu’en vue de l’avenir il importait que nous ne nous heurtions pas de front afin de ne pas affirmer entre nous une opposition de principe qu’il serait, éventuellement, malaisé d’aplanir plus tard. Au contraire, M. Churchill, avec sa fougue coutumière, chargea sur moi à fond de train. Il m’invita, de la manière la plus pressante et sur le ton le plus vif, à me joindre immédiatement au système institué à Alger autour du Général Giraud »… Etc.
De Gaulle raconte la fin de la conférence, la séance de photos où il serre la main de Giraud ; puis il rentre à Londres… Plusieurs navires de commerce rejoignent la France Libre. Des volontaires traversent dangereusement l’Espagne pour gagner l’Afrique du Nord et la France Libre, ce qui provoque l’hostilité de la presse anglo-saxonne… De Gaulle reçoit la visite de l’archevêque de New York [Mgr Spellman], envoyé par Roosevelt : « Je priai l’archevêque de New York de répondre à celui qui l’avait envoyé que la position qu’il avait prise à l’égard des affaires françaises ne pourrait être maintenue longtemps, que je déplorais, par considération pour lui-même, qu’il se fût mis dans le cas d’être bientôt contraint de céder aux événements, mais qu’à mes yeux son attitude vis-à-vis du Comité National français et de son chef, pour fâcheuse qu’elle fût, ne pouvait être qu’épisodique et qu’aussitôt qu’il l’aurait rectifiée il me trouverait prêt à discuter amicalement avec lui au nom de la France de la coopération de nos deux pays dans la guerre et, plus tard, si Dieu le voulait, dans la paix ».
Un feuillet est consacré au ralliement et à l’adhésion des Français :
« Indépendamment de ce que l’on pouvait lire entre les lignes des journaux ou entendre sous les mots de la radio des deux zones, c’était un faisceau très complet de renseignements que nous offraient les compte-rendus de nos réseaux, les rapports de certains hommes en place, qui posaient déjà des jalons, les propos des volontaires qui nous arrivaient de France, les déclarations faites par les émigrés à leur passage à Madrid, Lisbonne, Tanger, New-York, les indications provenant des postes diplomatiques, les lettres adressées à des Français libres par leur famille ou leurs amis et que mille ruses et combinaisons réussissaient à leur faire parvenir. De ce fait, j’avais dans l’esprit un tableau tenu à jour des événements et des sentiments. […] Or, ce qui en remontait, c’était la dégradation de Vichy. Les illusions qui servaient de base au régime achevaient de se dissiper. D’abord, la victoire de l’Allemagne, qu’on avait proclamée acquise pour justifier la capitulation, devenait invraisemblable, dès lors que la Russie était engagée dans la lutte, que les États-Unis entraient en ligne, que l’Angleterre et la France Libre tenaient bon. La prétention de “sauver les meubles” en se rendant à l’ennemi, s’avérait dérisoire, puisque nos 1.500.000 prisonniers ne rentraient pas, que les Allemands annexaient pratiquement l’Alsace et tenaient le Nord du pays, […] »…
Enfin, une page fustige les communistes :
« Il faut être bien naïf ou bien tendancieux pour refuser de voir que les conflits dits d’idéologie ne sont, encore et toujours, que des conflits de puissance. Quand la France révolutionnaire marchait vers le Rhin, elle le faisait sous le couvert de formules nouvelles, mais, comme la France de toujours, c’est bien vers le Rhin qu’elle marchait. Quand l’Allemagne d’Hitler prétendait conquérir son espace vital, elle arborait des couleurs nazies, mais elle visait exactement aux mêmes buts géographiques, politiques, militaires, que naguère Guillaume II. Quand la Russie d’aujourd’hui se présente au monde drapée de doctrines économiques et sociales, elle n’en poursuit pas moins exactement les mêmes buts que les Czars. Depuis combien de générations, la Russie peut-elle dominer la Pologne, la Finlande, les Balkans, les détroits, l’Orient, la Mandchourie ? […] Là est l’affreuse équivoque qui étreint nos communistes, là est l’inacceptable abus qu’ils commettent à l’égard de la patrie. Soutenir, dans tous les cas, comme ils le font, l’action extérieure de la Russie soviétique, c’est soutenir, non point du tout une doctrine contre une autre doctrine, mais bien une puissance étrangère. C’est lui servir d’auxiliaires »…