Ensemble de brouillons pour le premier volume des Mémoires de guerre, « L’Appel ».
Dès 1946, le général de Gaulle, ayant abandonné le pouvoir, commença à rédiger ses mémoires, d’abord sous forme de fragments sur telle affaire ou tel épisode ; il y travailla de façon continue à partir du début des années 1950. Le premier volume, L’Appel, parut en octobre 1954. Ce sont ici des manuscrits de tout premier jet, où les feuillets, écrits au recto, sont entièrement couverts, sans marge, d’une petite écriture cursive, à l’encre bleu nuit, et surchargés de ratures et corrections, avec d’importants passages biffés ; sur certains feuillets, pas une ligne qui n’ait été rayée et réécrite. Certains lieux ou dates ont été laissés en blanc, dans le feu de la rédaction. Ces fragments sont très différents de la version définitive.
Deux séries de deux feuillets semblent correspondre à deux rédactions successives d’un début abandonné ; de Gaulle évoque le moment où il a dû prendre en mains les destinées du pays en Juin 1940 : « Lorsque j’ai été amené en 1940 à prendre en main les destinées du pays c’était sur la table rase. Tandis que les conditions de l’armistice conclu par Vichy me livraient à la discrétion de l’ennemi, notre régime politique s’était dissous de lui-même et avait, par cette abdication, perdu toute légitimité. Quant à celui qui lui succédait il était dès sa naissance frappé d’infamie puisqu’il n’existait qu’en vertu de sa renonciation à l’indépendance nationale et de l’asservissement, auquel il avait souscrit, de l’État français à un ennemi. […] Il était donc d’un intérêt vital pour la France non seulement d’être maintenue effectivement dans la lutte mais encore de transposer du côté du combat la légitimité et la souveraineté nationales. C’est par là et c’est par là seulement qu’il serait possible de recréer un effort de guerre proprement français, contribuant à la défaite de l’ennemi tout en n’étant au service et au bénéfice que de la France, de s’opposer aux abus, empiétements et intentions que nos alliés seraient tout au long du chemin tentés de commettre à notre détriment, de sauvegarder l’unité de la nation est celle de l’Empire qui ne pouvait subsister qu’en vertu et autour d’un pouvoir central unique, de soutenir nos intérêts dans les futurs règlements des conflits. Bref, il fallait, de toutes pièces, refaire l’État tout en combattant. Telle est la tâche que j’entrepris le 18 juin 1940 »…
Une suite de 23 feuillets expose le refus de la défaite, et raconte le départ pour Londres, le soutien de Churchill, l’Appel du 18 juin, et les débuts de la France Libre en Afrique (juin-novembre 1940). « Il s’agissait de répandre ce plan, quoiqu’à partir d’une situation infiniment plus mauvaise et avec des moyens initialement dérisoires. Le but était que la France demeurât belligérante, qu’elle remportât la victoire au même titre que nos alliés c’est-à-dire en tant qu’État et aussi qu’au terme de la guerre elle eût recouvré une unité nationale et impériale suffisante pour éviter une guerre civile, garder l’Empire, entamer sa reconstruction et prendre part comme grande puissance aux règlements de la paix. […] Je ne pouvais me dissimuler que les conditions nécessaires pour que ce but fût atteint étaient extraordinairement multiples et complexes. […] Il était clair que pour avoir une chance, si faible qu’elle fût, de mener l’affaire à son terme, il faudrait se placer une fois pour toutes au degré le plus élevé, celui du salut de l’État en ne faisant jamais à cet égard absolument aucune concession au profit de quoi et de qui que ce fût, français ou étranger »… De Gaulle raconte sa visite à Bordeaux à Ronald Campbell, ambassadeur d’Angleterre, sa décision de partir pour Londres, la remise de 100.000 F sur les fonds secrets par Paul Reynaud, les dispositions pour faire partir sa famille… « Le 17 juin au matin je m’envolais de l’aérodrome de… avec le général Spears et mon aide de camp le capitaine de Courcel par l’avion britannique qui m’avait transporté la veille. Après un arrêt à Jersey, nous arrivâmes à Londres au début de l’après-midi. Les commencements furent difficiles. Tout était à faire et, pour le faire, nous n’avions rien. Dans l’immédiat, il s’agissait tout à la fois de constituer dans l’Empire une base belligérante sous souveraineté française, de mettre sur pied une force militaire capable de combattre, d’établir avec la France les liaisons morales et matérielles nécessaires, de faire admettre officiellement la France Libre tout au moins par les gouvernements alliés et d’abord par l’Angleterre, afin de créer une administration centrale pour diriger l’effort dans tous les domaines. […] Dès le 17, j’avais été voir M. Churchill et je l’avais mis au courant de ce qui s’était passé à Bordeaux en lui indiquant qu’il n’y avait à se faire aucune illusion sur ce qui résulterait des négociations engagées par Pétain avec Hitler. L’armistice serait signé coûte que coûte. En même temps je précisais au Premier Ministre britannique mes intentions pour le Présent et pour l’Avenir. Il me promit aussitôt son appui. […] Le 18 juin, je pus lancer de Londres mon premier appel radiodiffusé. Cet appel et ceux qui suivirent tendaient à éveiller dans la masse profonde du peuple français le sentiment national, l’horreur de la capitulation, l’espoir de vaincre et, par conséquent, la volonté de rester dans la lutte »… Il reçut de Bordeaux l’ordre de rentrer en France, et de comparaître devant un tribunal militaire… Il expose les difficultés rencontrées par les Anglais à obtenir le ralliement des gouverneurs et commandants des territoires de l’Empire, restés fidèles à Vichy ; les réactions des Français se trouvant à Londres ; le ralliement de nombreux navires français et d’aviateurs avec leurs avions ; les réticences du gouvernement anglais à son égard… « Ma pensée se concentrait sur l’Afrique. Toutefois ce n’était pas de l’Afrique du Nord qu’on pouvait attendre quelque chose de positif dans la situation générale du moment. […] Ce n’était donc pas en Afrique du Nord que nous pouvions penser établir la première base française belligérante. Il fallait commencer par l’Afrique noire. Les encouragements ne nous manquaient pas. Des télégrammes multiples et de nombreuses manifestations collectives, notamment à Dakar, St Louis, Ouagadougou, Abidjan, Lomé, Douala, Brazzaville Tananarive prouvaient que, devant l’indignation publique, l’autorité de Vichy risquait d’être balayée pourvu qu’on y aidât de l’extérieur. C’est vers ce but que furent immédiatement concentrés mes efforts »… Survient alors l’attaque par les Anglais de la flotte française à Mersel-Kébir : « c’était dans nos projets un terrible coup de hache. Le recrutement des volontaires s’en ressentit immédiatement. […] Surtout l’attitude prise à notre égard par les autorités dans l’Empire ainsi que par la plupart des éléments navals et militaires qui le gardaient passa de l’hésitation à la réprobation. Vichy, d’ailleurs, ne se fit pas faute d’exploiter à outrance l’événement. Bref, il devenait beaucoup plus difficile de rallier l’Afrique noire. […] Mon plan consistait à agir d’abord sur les colonies du groupe de l’Afrique Équatoriale : Tchad, Oubangui, Congo, Gabon et sur le Cameroun. Ces territoires nous étaient accessibles à partir de la Nigeria britannique et du Congo belge. Au contraire, leur éloignement de la Métropole et de l’Afrique du Nord lesr rendait peu perméables à l’influence de Vichy »… De Gaulle envoie en mission René Pleven, le commandant Parant et le lieutenant Hettier de Boislambert pour obtenir le ralliement du Cameroun ; il leur adjoint le capitaine de Hauteclocque, qui venait d’arriver de France : « L’ayant nommé chef de bataillon je ne pus lui laisser que le temps de percevoir son équipement colonial et de me faire connaître qu’il prenait le nom de guerre de Leclerc. […] La mission Pleven devait agir principalement sur le Tchad et sur le Cameroun. Mais il fallait saisir aussi le Congo lui-même, et notamment Brazzaville, capitale de l’Afrique équatoriale ; c’est de quoi je chargeai le colonel de Larminat »… Grâce à eux, « la plus grande partie du bloc Afrique ÉquatorialeCameroun se trouvait rallié sans l’effusion d’une seule goutte de sang. Malheureusement le Gabon restait détaché de l’ensemble »… De Gaulle décide alors de partir pour l’Afrique… « En dernier ressort, j’amènerais au Cameroun, par le port de Douala, toute l’expédition française afin d’y constituer des forces destinées à participer contre les Italiens à la campagne d’Érythrée et à renforcer le Tchad en vue d’opérations futures que je méditais contre la Lybie du Sud. C’est le [31] Août que nous quittâmes. Je m’étais moi-même embarqué sur le Westerland avec un état-major réduit et improvisé. Spears m’accompagnait, délégué par Churchill comme officier de liaison, diplomate et informateur. Je laissai en Angleterre un embryon d’administration centrale suffisant pour expédier les affaires courantes. »
Une page est relative à la Résistance et aux événements d’octobre 1941 : « dans l’immédiat, elle contribue à affaiblir l’ennemi par des coups de main tels que leurs effets justifiaient les pertes. Par contre, et sous peine d’être, sans contre-partie, décimée ou décapitée, elle devait éviter les attaques effectuées au hasard, au gré des individus et qui déclenchaient les réactions de l’adversaire […] Ainsi, parlant à la radio le 23 octobre, je déclarai : “Il est absolument normal et absolument justifié que les Allemands soient tués par les Français. Si les Allemands ne voulaient pas recevoir la mort de nos mains, ils n’avaient qu’à rentrer chez eux… Du moment qu’ils n’ont pas réussi à réduire l’univers, ils sont sûrs de devenir chacun un cadavre ou un prisonnier… […] dès que nous serons en mesure de passer à l’attaque, les ordres voulus seront donnés…” Deux jours après, comme l’envahisseur venait de massacrer cinquante otages à Nantes et Châteaubriant et cinquante à Bordeaux, j’ajoutais : “ En fusillant nos martyrs, l’ennemi a cru qu’il allait faire peur à la France. La France va lui montrer qu’elle n’a pas peur de lui.” Et j’invitais “tous les Français et toutes les Françaises à cesser toute activité et à demeurer immobiles chacun là où il se trouvera, le Vendredi 31 octobre de 4 heures à 4 heures 5 ; ce gigantesque “garde à vous”, cette immense “grève nationale” faisait voir à l’ennemi la menace qui l’enveloppe et prouvait la fraternité française.” De fait, la manifestation revêtit en maints endroits de la zone occupée un caractère impressionnant. Je m’en trouvai renforcé dans ma résolution d’empêcher que la résistance ne tournât à l’anarchie, mais d’en faire, au contraire, un ensemble conduit et organisé, sans y briser, toutefois, l’initiative qui en était le ressort, non plus que le cloisonnement sans lequel elle eût risqué de disparaître, à tout instant, tout entière et d’un seul coup »…
Enfin, une suite de 3 feuillets revient sur la nécessité de rassembler autour de lui la France « tout entière dans la résistance contre l’ennemi et dans l’indépendance vis-à-vis de tous autres. Dans l’extrême pénurie d’hommes et de moyens où je me tenais longtemps, cette attitude fut pénible à tenir. […] Pour réussir, il fallait, d’abord, qu’à défaut de légitimité officielle et constitutionnelle, les Français dans leur ensemble m’accordassent l’adhésion de leurs esprits et de leurs cœurs assez ferme pour résister à tous les chocs des événements, et pour me conférer l’autorité que ne m’attribuaient ni les lois ni les moyens. Cette condition fut réalisée. Il s’établit entre le peuple français et moi-même une sorte d’accord mental et moral »…