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Deux passages de la Bible ont souvent servi de prétexte idéal pour représenter les caractères humains et leurs excès : la dérision et la flagellation du Christ. Ces épisodes de la Passion représentent Jésus raillé pour sa prétendue royauté sur le peuple juif et revêtu comme tel d'un roseau pour sceptre, d'un drap rouge pour manteau et de branches d'épines tressées pour couronne.
Le moment retenu par notre artiste est tout autre, il s'agit de la montée au Calvaire. Sur le chemin de Croix, les soldats et le peuple entourent le Christ. Deux figures retiennent toute notre attention : les deux têtes masculines peintes à l'extrémité droite de notre panneau ; que signifient leurs grimaces ?
Sur l'une de ses mains, un homme place son pouce entre l'index et le majeur. Un autre pose un doigt devant sa bouche faisant le signe du silence.
Le premier geste a une signification obscène et fait référence au sexe masculin que le peintre destine au spectateur. Pour employer une formule polie, il l'invite à aller se faire voir. En plaçant ce geste au premier plan, le peintre provoque le spectateur, il l'interpelle en lui révélant toute la vulgarité du peuple aveugle qui sacrifia Jésus. Le second geste tempère le premier est nous offre une interprétation plus subtile et surtout une lecture globale de la scène qu'il convient de replacer dans le contexte de la Réforme au XVIe siècle.
Ce même geste du silence se retrouve dans l'Allégorie de la folie de Quentin Metsys (fig.1) et illustre deux proverbes bibliques : " L'insensé, même quand il se tait, passe pour sage; Celui qui ferme ses lèvres est un homme intelligent. " (Proverbes 17, 28) ou encore " La bouche de l'insensé cause sa ruine, Et ses lèvres sont un piège pour son âme. " (Proverbes, 18, 7).
Cette illustration de la folie et du signe du silence nous plonge dans l'univers d'Erasme. Publié en 1511, L'Eloge de la folie révèle sous la forme d'un pamphlet satirique et par le biais de Dame Folie les bassesses des hommes et appelle à une plus grande conscience morale, plus d'honnêteté et de vérité.
Erasme provoqua chez ses contemporains autant de haine que d'amour. Ses amis étaient fascinés par sa tolérance et son érudition. Par contre ses détracteurs ne supportaient pas son indépendance intellectuelle totale que reflétait sa devise " Nulli concedo " (je ne fais de concession à personne). Les partisans de Luther tentèrent de s'approprier cet esprit farouche qui refusait aussi toutes concessions aux partisans du pape. Voyageant une grande partie de sa vie à travers l'Europe pour éviter toute répression, il était sans religion et sans nationalité : Erasme était un homme libre de ses jugements, il reste sans doute l'intellectuel le plus célèbre de la Renaissance.
S'il s'en prend à toutes les catégories de la société, une d'entre elles reçoit les critiques les plus virulentes : les théologiens. Le début de l'ouvrage est consacré à des thèmes moralisateurs traités depuis l'Antiquité (la coquetterie des femmes, les vieux qui épousent des jeunes…) mais très vite le lecteur est amené au cœur de la critique : le clergé corrompu, les moines débauchés et les théologiens ignares. L'Eloge de la folie connut un véritable succès du vivant d'Erasme. De la première édition imprimée à Paris en 1511 et jusqu'à la mort de l'auteur en 1536, trente-six éditions successives de l'ouvrage sortirent des presses. Le succès était immense et ne cessa de grandir par la suite, ce qui fit dire à Luther : " Erasme est une punaise qu'il faut écraser, il pue encore plus mort que vivant ".
La figure emblématique de la Folie rejoint - sur un mode érudit - les personnifications folkloriques et traditionnelles de Dame Folie, Mère Folle ou Mère Sotte.
Vers la fin du XVe et au début du XVIe siècle, le thème de la folie prend une importance nouvelle dans l'histoire des mentalités aux Pays-Bas et dans les pays allemands. La figure du fou prend ainsi une place de plus en plus grande dans l'iconographie.
Notre artiste nous offre une double lecture : le Christ était-il bien fou d'enseigner aux foules et de parler du royaume ? Le signe du silence sous-entend t-il qu'il eut mieux fallu se taire ? Ou ce signe est-il destiné au personnage faisant le geste obscène au premier plan ? Est-ce lui qui aurait dû se taire et ne rien faire, laissant ainsi le Christ au visage serein cheminer vers sa destinée ? Par cette double interprétation l'artiste pouvait échapper à toute critique dans le climat particulièrement violent des guerres de religion et se plaçait ainsi en position de plaider tant dans le sens de la réforme que dans le sens de l'Eglise catholique.
Une autre version de cette composition, attribuée à Jan Sanders van Hemessen, est aujourd'hui conservée au musée diocésain d'Esztergom en Hongrie.