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" Quoi que dise de moi le commun des mortels (car je n'ignore pas tout le mal qu'on entend dire de la Folie, même auprès des plus fous), c'est pourtant moi, et moi seule, qui grâce à mon pouvoir surnaturel répands la joie sur les dieux et les hommes. "
Erasme, 'Eloge de la folie', début du chapitre I
La présentation d'une remarquable édition (1) de 'L'Eloge de la folie' en novembre dernier dans les salons d'Artcurial à Paris fut une formidable occasion de s'imprégner de la pensée d'Erasme.
Publié en 1511, 'L'Eloge de la folie' révèle sous la forme d'un pamphlet satirique et par le biais de Dame Folie les bassesses des hommes et appelle à une plus grande conscience morale, plus d'honnêteté et de vérité.
Erasme provoqua chez ses contemporains autant de haine que d'amour. Ses amis étaient fascinés par sa tolérance et son érudition. Par contre ses détracteurs ne supportaient pas son indépendance intellectuelle totale que reflétait sa devise " Nulli concedo " (je ne fais de concessions à personne). Les partisans de Luther tentèrent de s'approprier cet esprit farouche qui refusait aussi toutes concessions aux partisans du pape. Voyageant une grande partie de sa vie à travers l'Europe pour éviter toute répression, il était sans religion, et sans nationalité : Erasme était un homme libre de ses jugements, il reste sans doute l'intellectuel le plus célèbre de la Renaissance.
S'il s'en prend à toutes les catégories de la société, une d'entre elles reçoit les critiques les plus virulentes : les théologiens. Le début de l'ouvrage est consacré à des thèmes moralisateurs traités depuis l'Antiquité (la coquetterie des femmes, les vieux qui épousent des jeunes…) mais très vite le lecteur est amené au cœur de la critique : le clergé corrompu, les moines débauchés et les théologiens ignares. 'L'Eloge de la folie' connut un véritable succès du vivant d'Erasme. De la première édition imprimée à Paris en 1511 et jusqu'à la mort de l'auteur en 1536, trente-six éditions successives de l'ouvrage sortirent des presses. Le succès était immense et ne cessa de grandir par la suite, ce qui fit dire à Luther : " Erasme est une punaise qu'il faut écraser, il pue encore plus mort que vivant ".
Sur son exemplaire de 'L'Eloge de la folie' le professeur Myconius demanda au jeune Holbein d'illustrer les propos de l'auteur par de petits dessins dans les marges. Orné de 82 dessins réalisés vers 1515, cet ouvrage est un véritable chef-d'œuvre (2). Le travail d'Holbein surprend par la vivacité, l'économie et l'assurance du trait. Les dessins accompagnent parfaitement les propos de Dame Folie et les illustrent à un très haut degré humoristique.
Se cachant ironiquement derrière le masque de la Folie (Moria), Erasme s'adresse à ses lecteurs à la manière d'un rhéteur interprétant le rôle d'un sage-fou. Le premier dessin d'Holbein illustre le thème du premier chapitre résumé par l'apostille " Risus stultorum " (le rire des fous) et représente un fou enseignant du haut de sa chaire (fig. 1).
La figure emblématique de la Folie rejoint - sur un mode érudit - les personnifications folkloriques et traditionnelles de Dame Folie, Mère Folle ou Mère Sotte.
Vers la fin du XVe et au début du XVIe siècle, le thème de la folie prend une importance nouvelle dans l'histoire des mentalités aux Pays-Bas et dans les pays allemands. La figure du fou prend ainsi une place de plus en plus grande dans l'iconographie. Si Erasme est le plus célèbre auteur à avoir traité de la Folie, il n'est en revanche pas le premier. Sébastien Brant, austère juriste strasbourgeois, publie avant lui à Bâle lors du carnaval de 1494 'La Nef des fous'. Cinq mains différentes se reconnaissent dans les gravures illustrant cet ouvrage. 'Le Bateau latin ou le Navire de la société' (fig. 2), deuxième frontispice dans la première édition de 1494, peut être attribué à Albrecht Dürer et illustre aussi le chapitre intitulé " Le navire de cocagne ". Oreilles d'ânes, crête de coq, grelots et marottes se retrouvent sur chaque fou que contient la nef. Néanmoins notre tableau illustre de façon encore plus parfaite et complète l'image du fou.
Notre fou porte une crête de coq, emblème de la folie en Allemagne et aux Pays-Bas et un bonnet muni d'oreilles d'âne. Depuis l'Antiquité, ces oreilles sont un attribut traditionnel de la folie, faisant référence aux oreilles d'âne du roi Midas, puni par Apollon parce qu'il avait préféré à la lyre du dieu la flûte de Pan (Ovide, 'Métamorphoses', XI, 146-194). Parce que Midas était un roi, parfois les oreilles du fou sont garnies d'hermine. Tel est notamment le cas dans deux des trois autres versions connues de notre sujet : celle du Davies Museum and Cultural Center de Wellesley (Massachusetts) (3) et celle actuellement conservée dans une collection particulière (4). Dans notre tableau, comme dans une quatrième version (5), les oreilles du fou ne sont pas garnies d'hermine.
Le fou tient dans sa main droite des lunettes, signe de tromperie dans la culture néerlandaise de l'époque. Comme l'explique Jean-Christophe Saladin : " Les lunettes, représentation visuelle du jeu de mots entre bril (" lunettes ") et brille (" tromper "), devinrent un attribut de la folie durant les XVe et XVIe siècles. Les grandes lunettes que le fou dissimule en partie induisent un double sens : elles indiquent la dissimulation tout en traduisant aussi l'idée que, même avec des lunettes, le fou ne sera jamais capable de voir la vérité (6) ".
La marotte que l'on aperçoit dans l'angle supérieur droit de notre panneau est l'image que le fou renvoie. C'est l'alter ego du fou qui s'adresse à lui. Deux fous communiquent, qu'en ressort-il de censé ? D'ailleurs, alors que le fou rit, la marotte semble le gronder de tant de folie. Qui est le plus fou des deux fous ? En cela notre iconographie rejoint la parabole des aveugles si bien illustrée par Pieter Brueghel l'Ancien (7) : " Laissez-les : ce sont des aveugles qui guident des aveugles ! Or si un aveugle guide un aveugle, tous les deux tomberont dans un trou " (Matthieu, 15, 14).
La particularité la plus précieuse et la plus chargée de sens de notre tableau réside néanmoins dans le fait que le fou regarde à travers ses doigts.
La clé de compréhension repose sur l'idiome " regarder à travers ses doigts " (door de vingers zien en néerlandais), associé au fait que le fou range ses lunettes. Sa main remplace ses lunettes. Cette expression est encore couramment employée et révèle une attitude qui consiste à prendre ses distances par rapport à tous les dysfonctionnements du monde.
En 1987, Kenneth H. Craig étudie toutes les dimensions de l'expression " regarder à travers ses doigts " (8). En se cachant ainsi le regard, le fou se coupe du monde et souhaite que le spectateur ne retienne pas ses propres dysfonctionnements. Plus globalement ce thème est celui de l'hypocrisie et de la fraude. Celui qui se cache souhaite ne pas se monter sous son véritable jour, il souhaite tromper son monde. C'est bien ce thème de la tromperie et de la fraude que met en avant le Maître aux Banderoles lorsqu'il représente en gravure un jeune homme avec deux femmes nues qu'observe un fou regardant à travers ses doigts. Une illustration pour 'La Nef des fous' de Sébastien Brant montre un fou regardant à travers ses doigts sa femme alors qu'un chat chassant plusieurs souris en même temps court sous la table (9) : une fois de plus le thème de la tromperie est abordé par l'image du fou qui regarde à travers ses doigts.
1 - Erasme, 'Eloge de la folie', illustré par les peintres de la Renaissance du Nord, commenté par Jean-Christophe Saladin, Paris, Diane de Selliers Editeur, 2013.
2 - Cet exemplaire est actuellement conservé au Kunstmuseum de Bâle.
3 - Huile sur panneau, 35 x 23 cm. Ce tableau est attribué à Jacob Cornelisz. Van Oostsanen.
4 - Huile sur panneau, 33,60 x 23,30 cm. Ce tableau est donné au Maître de 1537.
5 - Huile sur panneau, 48,40 x 39,60 cm. Ce tableau est lui aussi donné au Maître de 1537. Appartenant à une collection particulière, il fait actuellement l'objet d'un dépôt au musée départemental de Flandre à Cassel depuis 2010.
6 - Erasme, 'Eloge de la folie', op. cit., p. 56
7 - Pieter Brueghel l'Ancien, 'La Parabole des aveugles', 1568, détrempe sur toile, 85,50 x 154 cm, Naples, Museo Nazionale di Capodimonte.
8 - Kenneth H. Craig, "Proverb's Progress : A fool looking through his finger" in 'The Great Emporium, The Low countries as a Cultural Crossroad in the Renaissance and the Eighteenth Century', Amsterdam, 1992, p. 105-136.
9 - Ibid. fig. 4 et fig. 5.