Trois longues lettres du front à sa mère, commentant la mondialisation de la guerre et critiquant les politiques.
18 novembre. « Tout va bien par ici. Quelques petits incidents de relève dans la région ont interrompu notre repos commencé, et on nous a soudain remis en ligne. Mais ce ne sera pas long, nous comptons retourner en arrière d’ici très peu de temps, et pour une dizaine de jours. L’intervention probable de la Grèce contre nous me comble de satisfaction. C’est qu’en effet, la force des choses va nous contraindre à renoncer à l’expédition d’Orient, et bon gré mal gré nous ne persévérerons pas dans cette erreur qui aurait pu nous être fatale. Nous voilà empêchés, par nos propres ennemis, d’aller engloutir là -bas la belle et bonne infanterie et les excellents obus dont nous aurons tant besoin bientôt pour chasser l’ennemi sur la Meuse et sur le Rhin. Évidemment, les Serbes sont perdus jusqu’à ce qu’une paix victorieuse les ressuscite, mais il était certain d’avance que leur perte se trouvait décidée par le destin, et il n’y avait là aucune raison pour nous perdre avec eux. Évidemment, les cent mille soldats que nous avons eu le tort d’expédier là -bas auront beaucoup de mal à se rembarquer, mais de toute façon nous ne les aurions jamais revus, et du moins seront-ils que cent mille ! Empochons la déception d’amour-propre, subissons les pertes gratuites que l’insuffisance cruelle de notre régime nous ont values. Mais croyons bien que nos malheurs auraient pu être beaucoup plus graves de ce côté. Et maintenant que nous avons l’esprit libre de cette erreur, préparons de toutes nos forces la prochaine et décisive victoire, celle qui affranchira notre territoire à nous, celle qui chassera l’ennemi de la Belgique et nous permettra si nous avons quelque audace de nous y installer à sa place, celle qui nous rendra, si nous sommes capables de le vouloir, notre frontière naturelle : le Rhin. Tout le reste est du temps, de l’argent et des fantassins perdus. M. Denys Cochin est un brave homme, mais c’est un parlementaire : il ne comprend rien à l’action ! Je suis sûr qu’il est étonné de la prochaine intervention des Grecs contre nous ! Quant à Briand, il doit avoir le nez dans ses souliers, maintenant qu’il en a. Pourtant je ne souhaite aucunement son départ. À quoi bon ? »…
23 novembre. Il évoque le sort de leurs parents en Belgique. « Car la guerre n’est pas à sa fin, et il ne faut pas qu’elle y soit. Il faut qu’elle ne se termine que par la Victoire absolue, définitive de nos armes ; la Paix ne saurait être dictée que par nous, et il faut durcir nos cœurs et concentrer nos énergies pour repousser les tentations multipliées qu’un ennemi avisé commence à nous offrir. Quant à cette victoire elle est moins que jamais douteuse. Le jour où nos splendides armées, nos auxiliaires anglais, nos alliés russes, nos associés italiens, munis des moyens formidables qu’ils accumulent, attaqueront tous ensemble et sur tous les fronts un ennemi lassé et épuisé, j’en ai la conviction absolue, inébranlable, cet ennemi détruit sera rejeté d’un bloc sur son territoire où nous le suivrons et de quel élan ! Ces moyens nous pouvons les avoir et nous les aurons. Notre artillerie est servie, si l’on tient compte de l’Angleterre, par une métallurgie cinq fois supérieure à celle de l’adversaire et les mers sont à nous. Notre infanterie n’a jamais été plus disciplinée – quoi qu’en pense ce cavalier de Général Cherfils – et mieux disposée moralement. Nous savons, nous sentons chaque jour, que la valeur de l’ennemi baisse tandis que la nôtre augmente. La preuve c’est que sans vouloir naturellement en avoir l’air, il désire ardemment la paix tout de suite. Il ne faut pas qu’on la lui donne et il ne l’aura pas ». Il donne ensuite des renseignements sur la mort du sous- lieutenant Desmoulins, tué le 15 août 1914 près de Dinant, et évoque d’autres officiers tués ou blessés…
29 novembre. « On est assez nerveux pour l’instant dans notre Secteur, si bien que ce qui devait être un repos pour le Régiment n’en est pas un en réalité. Nous passons notre temps en alertes de toutes les sortes. Au point de vue général du reste, je ne suis nullement inquiet des résultats que pourrait avoir pour nous une grosse attaque de l’ennemi. Il dispose évidemment d’une artillerie suffisante pour nous prendre s’il veut y mettre le prix en hommes et obus telle ou telle de nos positions, mais il la perdra huit jours après, et de toute manière ses tentatives n’auront aucun avenir. Il n’a plus la supériorité en moral, en matériel et en effectifs qui est nécessaire pour triompher dans une guerre de positions. J’avoue même que je verrais venir des attaques allemandes d’un œil favorable, car elles causeraient évidemment quelque émotion en haut lieu et achèveraient de nous détourner de cette absurde et lamentable équipée de Serbie. Ainsi que c’était certain, nous n’avons en rien empêché les Allemands de s’unir aux Bulgares et d’aller se promener à Constantinople si cela leur fait plaisir, nous n’avons d’aucune façon sauvé les Serbes dont le territoire est entièrement conquis par l’ennemi et dont l’armée est hors de cause, et nous voici obligés sous peine d’un désastre de repasser la Cerna, nous infligeant ainsi à nous-mêmes une défaite d’amour- propre absolument gratuite. J’oubliais de dire que naturellement ni les Roumains ni les Grecs ne marchent avec nous. Bien heureux sommes- nous encore de ne pas voir les troupes du roi Constantin attaquer dans le dos l’armée du Général Sarrail. Ce qui me stupéfie absolument, c’est que tout cela n’ait pas paru clair comme le jour à tout le monde au moment où on commençait l’expédition. On ne parlait rien moins que d’empêcher les Bulgares et les Allemands de se joindre, de rejeter Mackensen en Autriche, de faire marcher un demi-million de Roumains et un quart de million de Grecs !!… Tout cela est de la fantasmagorie, je le répète pour la centième fois. Il y a une solution à la guerre et une seule, c’est l’affranchissement par la force de nos départements envahis et de la Belgique et l’envahissement du territoire allemand ; nous ferons cela bien entendu, aidés de tout ce que les Russes pensent mettre d’hommes sur pied, d’un nombre appréciable d’Anglais, et d’une offensive italienne croissante. Tant que nous ne sommes pas prêts à cet effort restons tranquilles et préparons-nous. Instruisons nos armées, remanions notre commandement, dressons nos états-majors, accumulons un matériel formidable que la métallurgie anglaise et la nôtre nous permettent de fabriquer ; et quand nous serons prêts, attaquons tous ensemble. Les Allemands qui pourraient à ce moment se promener vers Sofia, Constantinople ou Calcutta reviendront tout seuls. Je vous en réponds, et nos succès véritables feront marcher sans hésitation les Grecs, les Roumains et tout le reste. Voilà la vérité et la vie. L’opinion publique doit en être persuadée, et ne pas permettre au premier vidangeur venu installé ministre de n’importe quoi de se détourner de ce programme »…
LNC, I, p. 199, 203 et 207.
On joint des journaux : 2 numéros de La Voix du Pays (16 novembre 1915) et 8 numéros du journal allemand Die Feldpost (8, 23 novembre et décembre 1915).