Intéressant échange concernant la publication de La France et son armée, sa dédicace, et la brouille définitive survenue entre le maréchal et son ancien collaborateur.
* Charles de Gaulle. L. A. (minute), Metz 2 août 1938, au maréchal Pétain (2 p. in-4 à en-tête 507e Régiment de chars. Le Colonel). [LNC, I, p. 856].
« J’ai l’honneur de vous rendre compte de la publication prochaine d’un ouvrage de votre serviteur : La France et son armée. Je m’y suis efforcé de réaliser cette synthèse, dont vous m’aviez naguère chargé, et qu’a visée, de son côté, dans son livre récent, le général Weygand.
J’ai pu, en d’autres temps, Monsieur le Maréchal, espérer pour cette étude une destinée plus éclatante. Mais, douze années écoulées m’ont amené au renoncement. D’ailleurs, l’attitude de réserve impassible que vous avez adoptée relativement à la Grande Guerre rendrait inconcevable l’aboutissement de l’ancien projet.
Il reste, Monsieur le Maréchal, que ce travail fut entrepris sous votre impulsion. Peut-être voudrez-vous accepter que cela soit dit, par exemple sous la forme d’un avant-propos, pour lequel je me permets de vous soumettre, ci-joint, un projet »…
* Philippe Pétain. L.S., Paris 4 août 1938, au colonel de Gaulle (4 p. in-8 à son en-tête). Il est étonné de l’annonce de son « cher de Gaulle », et rappelle qu’il avait pris en 1925 « la décision de rédiger un ouvrage intitulé Le Soldat et destiné à laisser trace de mes idées personnelles sur la tactique et la conduite des hommes », qu’il avait fait choix de de Gaulle qu’il a fait affecter à son état-major : « vous avez été chargé uniquement de travailler à cet ouvrage » ; lorsque le maréchal a proposé à Payot d’éditer l’ouvrage, « vous avez déclaré que l’œuvre était votre propriété littéraire, et que j’avais le devoir d’annoncer soit sur la couverture, soit dans un avertissement, votre part dans la rédaction de l’ouvrage. Devant cette attitude, j’ai pris la décision de serrer le manuscrit dans mes tiroirs. Et cette situation fausse dure depuis 11 ans. Aujourd’hui, vous vous proposez de la dénouer en utilisant le travail de 1925-1927 sous votre signature personnelle ». Pétain considère que ce travail lui appartient
« personnellement et exclusivement », et s’oppose à sa publication par
de Gaulle.
* Charles de Gaulle. Lettre dactylographiée (double carbone), avec quelques corrections et la mention autographe « à copier », Metz 18 août 1938, au maréchal Pétain (3 p. in-fol.). [LNC, I, p. 858].
« L’ouvrage que je projette de publier sur La France et son Armée doit comporter, en deux volumes, quelque 600 pages. 480 de ces pages, qui traitent : des origines, de la guerre de Cent Ans, de l’Armée permanente (depuis Charles VII jusqu’à Louis XIV), de l’avant-guerre (1871-1914), de la Grande Guerre, de l’après-guerre, du présent, de l’avenir, sont le fruit d’études et de réflexions faites par moi bien après que j’eus quitté votre cabinet. Le reste (soit 120 pages environ) se rapporte, il est vrai, à des sujets historiques auxquels j’ai eu à travailler lorsque j’étais auprès de vous. Mais les chapitres en cause ont été profondément modifiés dans le fond et dans la forme par rapport aux textes que vous aviez jadis examinés et amendés. En ce qui concerne le fond, j’ai presque entièrement laissélibre la voie dans laquelle vous entendiez autrefois engager Le Soldat. » Et, après avoir cité deux extraits de lettres de Pétain, de Gaulle poursuit : « J’ai donc, précisément, accentué le caractère historique et philosophique de ce quart de mon livre et, au contraire, effacé presque tout ce qui avait trait à la stratégie et à la tactique. D’autre part, j’ai altéré d’une manière notable mon texte primitif et renoncé radicalement, – non, certes, sans dommage pour l’ouvrage, –aux corrections, observations, suggestions, que vous aviez faites […] Sans nullement méconnaître, Monsieur le Maréchal, le rôle que jouèrent dans l’élaboration d’une partie de mon livre l’impulsion que vous m’aviez jadis donnée et l’ambiance dans laquelle vous m’aviez placé, je ne puis, je l’avoue, concevoir que cette impulsion, cette ambiance, suffiraient à faire d’une telle synthèse “un travail d’État-Major”. Sa nature littéraire, historique, philosophique, le tour extrêmement personnel de la pensée et du style, le fait qu’elle vise essentiellement les 17e et 18e siècles, et non pas les événements dans lesquels votre activité militaire s’est si glorieusement déployée, ni les problèmes actuels de Défense nationale qui sont du ressort de vos hautes fonctions, donnent à l’étude en question un caractère tout à fait différent de celui que revêt et doit revêtir un travail d’État-Major. […] sans épiloguer sur les raisons qui vous firent, voici onze ans, mettre fin à ma collaboration, il ne vous échappera certainement pas qu’au cours de ces onze années les éléments de cette affaire ont changé pour ce qui me concerne. J’avais 37 ans ; j’en ai 48. Moralement, j’ai reçu des blessures, – même de vous, Monsieur le Maréchal –, perdu des illusions, quitté des ambitions. Du point de vue des idées et du style, j’étais ignoré, j’ai commencé de ne plus l’être. […] Il n’en reste pas moins, Monsieur le Maréchal, que vous fûtes à l’origine de cet ouvrage et qu’à beaucoup d’égards votre influence s’est exercée sur une large partie du premier volume (lequel traite du passé). Je ne désire rien tant que de la reconnaître nettement et publiquement. S’il était affirmé, – par exemple dans un avant- propos, – (ou sous tout autre forme que vous jugeriez préférable) que ce premier volume fut entrepris sur votre initiative, bâti d’après un plan arrêté par vous, composé dans l’esprit qui est le vôtre et, pour plusieurs chapitres, avec le bénéfice de vos directives et observations, il me semble que votre part serait sauvegardée. […] Le fait que vous paraîtriez patronner un talent, et non point l’absorber, serait tenu pour une habile et généreuse discrétion qui recueillerait tous les suffrages »…
* Philippe Pétain. L. A. S., Les Eaux-Bonnes 22 août 1938, à Ch. de Gaulle (3 p. in-8). Il lui reproche de l’avoir mis devant le fait accompli, et propose de lui confier « votre travail pour quelques jours, ce qui me permettrait d’apprécier la part qui pourrait m’être attribuée dans l’élaboration de votre ouvrage »…
* Philippe Pétain. L. A. S., Paris 5 septembre 1938, à Ch. de Gaulle (2 p. in-8 à son en-tête, enveloppe). Il lui envoie « un projet de dédicace » à imprimer en tête du volume : « J’ai tenu à ménager votre susceptibilité et il n’est fait allusion dans le projet que de “conseils” pour la “préparation” du travail »… Avec le « Projet de dédicace. A Mr le Maréchal Pétain – qui a bien voulu, au cours des années 1925-1927, m’aider de ses conseils pour la préparation des chapitres II à V de ce volume (Ancien Régime, Révolution, Napoléon, D’un désastre à l’autre) – j’adresse l’hommage de ma reconnaissance ».
* Philippe Pétain. L.S., Paris 6 octobre 1938, au colonel de Gaulle (1 p. ¼ in-4 à son en-tête). Recevant La France et son armée, il est mécontent que la dédicace qu’il avait rédigée n’ait pas été imprimée ; il rejette les termes de la dédicace du livre, exigeant qu’on y substitue le texte envoyé le 5 septembre.
* Daniel Rops. L. A. S., 6 octobre 1938, au colonel de Gaulle (1 p. in- 4). Plon a reçu la visite d’un officier « protestant, de la part du Maréchal, contre le libellé de votre dédicace, et demandant une autre rédaction. Cela n’a qu’une importance limitée et je pense qu’il s’agit d’un retournement de vieillard sous l’influence de son entourage ». Il voudrait savoir la position de de Gaulle.
* Charles de Gaulle. L.S., 7 octobre 1938, à Maurice Bourdel, de la Librairie Plon (1 p. in-fol. dactyl. avec ajouts autographes) [LNC, I, p. 868]. Au sujet de la dédicace, que le maréchal voudrait qu’on remplace.
« En réalité, il n’y a là que l’effet d’une petite intrigue d’entourage qui ne saurait avoir grande portée. Néanmoins, il convient, à mon avis, que vous répondiez à la démarche que le Maréchal a fait faire auprès de vous, d’une manière très empressée dans la forme mais évasive dans le fond. S’il devait arriver que vous rééditiez mon livre, il serait temps d’adopter, pour déférer au soi-disant désir du Maréchal, un nouveau texte de dédicace. D’ici là il n’est que de “noyer le poisson” »…
* Charles de Gaulle. L.S. « signé : de Gaulle » (double carbone), Metz 7 octobre 1938, au maréchal Pétain (1 p. in-fol.). [LNC, I, p. 867].
Il n’a pas cru devoir « être tenu de reproduire mot pour mot le “projet” que vous m’aviez adressé, et je ne pensais pas que la dédicace, qui a paru à la première page de mon livre, fût de nature à encourir votre désapprobation. Mais, bien entendu, vos désirs sont, pour moi, des ordres. Je vais donc faire procéder à la substitution que vous voulez bien demander et j’écris dès aujourd’hui à Plon pour que les exemplaires non encore distribués et, en tout cas, ceux d’un tirage ultérieur, soient rectifiés en conséquence »…
* Maurice Bourdel. L.S., Paris 10 octobre 1938, au colonel de Gaulle (1 p. in-4 à en-tête Librairie Plon). Devant l’insistance du maréchal, il va « faire imprimer une nouvelle dédicace sur un feuillet qui serait collé en fond à la place de la dédicace actuelle »…
* Charles de Gaulle. Lettre dactyl. (double carbone), 11 octobre 1938, « à
M.M. Bourdel Librairie Plon » (mention autographe au crayon en tête) (1 p. in-fol.) [LNC, I, p. 868]. Il demande qu’on remplace la dédicace par celle rédigée par le maréchal.