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Sous le règne de Louis XIV, la place primordiale accordée aux arts dans son gouvernement permit l'épanouissement de fortes personnalités dont Charles Le Brun et Pierre Mignard sont sans doute les meilleurs représentants. Tous deux Premiers peintres du roi, de 1664 à 1690 pour Le Brun et de 1690 à 1695 pour Mignard, protégés l'un par Colbert, le second par Louvois, tous deux laissèrent une empreinte durable dans la peinture française du Grand Siècle. La rivalité entre ces deux peintres est bien connue et l'esquisse que nous présentons témoigne de la volonté de Mignard de surpasser le talent de Le Brun en traitant l'un des sujets les plus emblématiques de la carrière de ce dernier : La famille de Darius aux pieds d'Alexandre.
Peint pour le roi en 1660, le tableau de Le Brun, aujourd'hui encore conservé au château de Versailles, connut un succès immédiat et pérenne et suscita de nombreux commentaires et louanges bien après sa réalisation. Le défi à relever n'en était que plus glorieux et, en 1689, Louvois commanda à son tour une Famille de Darius à l'autre Apelle de la cour : Pierre Mignard. Le tableau définitif se trouve aujourd'hui au musée de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg et une autre version destinée à réaliser une tapisserie a été présentée en vente récemment (1). Nous en présentons ici l'esquisse préparatoire conservée par le peintre dans son atelier, la " petite pencée peinte de coulleurs de la famille de Darieu (2) " léguée par Mignard dans son testament de 1689 à Madame Nicolas de La Reynie, épouse du premier lieutenant général de police de Paris et ami du peintre (3). L'inventaire après-décès des tableaux et dessins de Mignard de 1695 retrouvé par Jean-Claude Boyer dans les Papiers Robert de Cotte de la B.N.F la mentionne également (4).
L'épisode représenté, illustrant la clémence d'Alexandre et venant ainsi par comparaison glorifier les vertus et le bon gouvernement de Louis XIV, est tiré de l'ouvrage de Quinte-Curce De la vie et des actions d'Alexandre le Grand. Après sa victoire sur le roi de Perse Darius à la bataille d'Issos en 333 av. J.-C. , Alexandre se rend en compagnie de son ami Héphaistion dans le camp du vaincu. "La mere et la femme de Darius qui estoient prisonnieres, attiroient les yeux et les cœurs de tout le monde. (…) [Alexandre] entra seul dans leur tente avec Ephestion. (…) Ils estoient de mesme âge, mais Ephestion estoit plus grand et avoit meilleure mine, de sorte que les Reynes le prenant pour le Roy, luy firent à leur mode une profonde reverence ; mais quelqus-uns des Eunuques prisonniers leur monstrant Alexandre, Sysigambis se ietta aussi-tost à ses pieds pour luy demander pardon de la faute qu'elles avoient faites (…). Le Roy la prit par la main et la relevant, " Non ma Mere ", dit-il, " vous ne vous estes point trompée, car celuy-cy est aussi Alexandre (5). "
Cette esquisse est intéressante à plus d'un titre. Elle nous renseigne sur la méthode de travail de Mignard pour l'élaboration de cette importante composition commandée par Louvois. Le peintre a travaillé sur la toile comme il l'aurait fait sur un papier, en transparence, laissant apparaître le cours de ses recherches et ses repentirs. Si les couleurs employées par Mignard sont assez proches de celles de la composition définitive, de nombreuses variantes dans les motifs peuvent être remarquées entre le tableau de l'Ermitage et notre esquisse. Malgré son petit format, elle est déjà riche de nombreux détails, notamment dans les parures des personnages et les ornements de la tente de Darius, dont le peintre a transcrit la somptuosité avec beaucoup de soin.
Nous remercions Monsieur Jean-Claude Boyer pour son aide à la rédaction de cette notice.
1. Huile sur toile, 289 x 427 cm, vente anonyme ; New York, Sotheby's, 30 janvier 2014, n° 239
2. Cité par J. Guiffrey, Documents sur Pierre Mignard et sur sa famille (1660-1696), Paris, Nouvelles Archives de l'Art français, 1874-1875, p. 29-30.
3. Mignard peignit son portrait aujourd'hui disparu et connu par la gravure qu'en fit Van Schuppen.
4. J.-Cl. Boyer, "L'Inventaire après-décès de l'atelier de Pierre Mignard", in Bulletin de la Société de l'Histoire de l'Art français, Paris, 1980 (1982), p. 137-165.
5. Quinte-Curce, trad. Pierre Du-Ryer, Paris, 1653, cité par Th. Kirchner, Les Reines de Perse aux pieds d'Alexandre de Charles Le Brun. Tableau manifeste du l'art français du XVIIe siècle, Paris, 2013, p. 18-19.