Comment:
Commandée par le Surintendant des Bâtiments Philibert Orry en 1740, la tenture de la 'Vie de Marc-Antoine' occupa Charles-Joseph Natoire pendant près de vingt ans, jusqu'en 1757. Elle devait à l'origine comporter sept compositions destinées à être tissées à la manufacture des Gobelins. Se mettant rapidement à l'ouvrage, Natoire exposa le premier carton représentant 'L'entrée de Marc-Antoine à Ephèse' au Salon de 1741 (Nîmes, musée des Beaux-Arts), qui remporta un grand succès auprès de la critique. Plus de dix ans séparèrent ce premier carton du suivant, 'Le repas de Marc-Antoine et Cléopâtre' (Nîmes, musée des Beaux-Arts), qui fut achevé en 1754. Natoire avait en effet été nommé Directeur de l'Académie de France à Rome en 1751 et ses nouvelles fonctions à la tête du palais Mancini le retardèrent dans un certain nombre de commandes. Le troisième carton, 'L'arrivée de Cléopâtre à Tarse' (fig. 1), fut livré en 1756 et exposé au Salon de 1757. La même année, Natoire travaillait déjà à une quatrième pièce, 'La Conclusion de la paix de Tarente' (1), lorsque le marquis de Marigny lui donna l'ordre de suspendre son travail. La tenture ne comprendra donc que trois pièces, qui furent tissées à deux reprises par les Gobelins, entre 1750 et 1761 puis de 1761 à 1765.
Datée de 1774, notre version de 'L'arrivée de Cléopâtre à Tarse' constitue une réplique autographe à l'aquarelle du tableau de 1756. De dimensions importantes et présentant un très grand degré d'achèvement, elle témoigne de la volonté du peintre de revenir sur une composition qui lui était sans doute chère. Restant très fidèle à celle-ci, il y apporte tout de même quelques légères variantes, proposant une œuvre plus étendue en largeur et ainsi plus aérée. Il introduit aussi quelques figures supplémentaires, comme la femme assise à l'arrière-plan à droite de Marc-Antoine, ou encore le jeune enfant appuyé sur la vasque au premier plan à droite, qui figurait déjà sur l'esquisse préparatoire conservée au musée des Beaux-Arts de Rouen (2) et avait été remplacé sur le tableau définitif par un chien endormi, également présent ici.
La commande d'une tenture illustrant les amours de Marc-Antoine et Cléopâtre est le reflet d'un goût prononcé au milieu du XVIIIe siècle pour la peinture d'histoire à caractère aimable et galant - dont Natoire était l'un des représentants les plus talentueux - teinté dans le cas de cette thématique d'un soupçon d'exotisme oriental également fort apprécié des amateurs.
Le débarquement de Cléopâtre à Tarse, ville de Cilicie où Marc-Antoine s'était installé après l'assassinat de César, intervint vers 41 avant J.-C. et constitue la première rencontre entre la reine d'Egypte et le triumvir. C'est à cette occasion que les deux personnages s'éprirent l'un de l'autre. Natoire s'inspira de la 'Vie d'Antoine' de Plutarque, traduite par Amyot en 1559, pour illustrer cet épisode. Le texte fournit de nombreux détails sur la richesse du navire de la reine d'Egypte " dont la poupe était d'or, les voiles de pourpre, les rames d'argent " et sur le faste de sa suite, composée de " petits enfants habillés ni plus ni moins que les peintres ont accoutumé de portraire les Amours " et de " femmes et demoiselles semblablement les plus belles (…) habillées en nymphes Néréides, qui sont les fées des eaux, et comme les Grâces, les unes appuyées sur le timon, les autres sur les câbles et les cordages du bateau, duquel il sortait de merveilleusement douces et suaves odeurs de parfums (…) (3)".
Le peintre retranscrit ici à merveille le luxe décrit par Plutarque avec le navire d'or dont la proue est ornée d'une hure de sanglier, les objets d'orfèvrerie représentés au sol ou encore la tenue rehaussée d'or de Cléopâtre, parée de ses célèbres perles et couronnée. Quelques références à l'Egypte sont également visibles dans les signes semblables à des hiéroglyphes que l'on distingue sur la bannière du navire ou le némès porté par la suivante à gauche de Cléopâtre. Le lion transformé en fontaine à droite est quant à lui inspiré de ceux de l'escalier de la Cordonata menant à la place du Capitole à Rome.
Cette aquarelle inédite, réalisée près de vingt ans après le carton de tapisserie et quelques années seulement avant la mort de Natoire alors qu'il est encore à Rome, est un témoignage touchant du retour d'un artiste vers une de ses compositions dont il souhaitait conserver le souvenir et qu'il reprend ici avec brio, se montrant capable de la renouveler sans en altérer l'inspiration initiale.
Nous remercions Madame Susanna Caviglia de nous avoir aimablement confirmé l'authenticité de cette aquarelle d'après photographie.
1. Cette composition est connue par une esquisse sur toile conservée au musée des Beaux-Arts de Nîmes et un dessin appartenant aux collections du cabinet des arts graphiques du Louvre. Voir S. Caviglia-Brunel, 'Charles-Joseph Natoire 1700-1770', Paris, 2012, p. 391, n° P 234 et D 496.
2. Ibid., p. 390-391, n° P 233.
3. Plutarque, 'Vie de Marc-Antoine', trad. par Amyot, cité dans cat. exp. 'Charles-Joseph Natoire 1700-1777. L'Histoire de Marc-Antoine', Nîmes, 1998, p. 58-59.