"mon père était du sang de l'aigle"
3 f. in-4, papier vélin. Encre bleue. Les 2 premières foliotées 1 et 2. Trace de rouille d'un ancien trombone.
Dessins au verso du deuxième feuillet : un buste de Méphisto (?). Ecriture rapide, raturée.
Ebauché en 1936, c'est, "de façon ardente mais syncopée" (Notice de la Pléiade, p. 1396), que le texte fut surtout écrit entre 1941 et 1943. Saint-Exupéry avait le projet monumental d'écrire ou de réécrire La Bible. C'est une poésie du XXe siècle écrite par un aviateur, vue de haut, au dessus du monde.
Nos pages correspondent au début du récit, dans "la construction du temps". Tout le texte tourne autour du Navire-Citadelle, comme le verbe autour de la Tour de Babel : "Citadelle, je t'ai bâtie comme un navire", écrit-il. Cet avant-texte est l'essence de la version définitive (que l'on retrouve, transformé dans Citadelle, in Œuvres complètes, Pléiade, II, p. 374 et 384). La poésie est forte, peut être plus présente ou plus déclamatoire même que dans la version finale. Directe et imagée, elle interpelle davantage. La lecture évoque l'Arche de Noé, l'Ancien Testament, le Déluge, le bateau les animaux, tout ce récit gigantesque, impressionnant, effrayant même. Saint-Exupéry nous replonge encore dans le hors-temps, l'immaîtrisable, l'abîme. Pourtant, porteur d'espoir, l'individu contre le mal, contre le destin de dieu, l'ange guidant par la lumière, l'étoile de vie.
"Moi j'éteins ce qui crie vers l'abîme. Je reçois les [fissures] du sol. Je calfate le navire. Je refoule dans ma gorge le cri de l'ange. Mon père, qui était grand ne le redoutait point, mon père était du sang des aigles. Car il est un temps pour fonder et pour recevoir les semences du ciel. Mais il est un temps pour habiter et surveiller la croissance des moissons. Il est un temps pour la foudre qui rompt les [?] dans le ciel mais il est un temps pour les citernes où les eaux rompues vont dormir. Car il est un temps pour écouter la voix de l'ange et refaire le sens de la vie, un temps pour la stabiliser, un temps pour ouvrir la chair au couteau... un temps pour guérir les blessures. Il est un temps pour l'éternité et pour la récolte.
Moi je redoute dans la citadelle. J'étrangle celui-là qui prend feu dans la nuit et veut ses prophéties comme l'arbre en feu quand il éclate et embrasse avec lui la forêt. Je hais ce qui change. Je m'épouvante quand l'immuable revient sur ses bases. Quand le firmament qui règle mes actes, […] que le saphir, plus précis[…], lâche sa comète singulière qui tourmente le sang des hommes et fait lever les étendards de guerre. Je m'épouvante quand les demeures des hommes solidement bâties sur le dos rassurant des collines, dans la terre essentielle, commencent de trembler comme des vitres et quand, des entrailles du globe, monte ce craquement, ce bruit des chaînes remuées […] Je me suis embarqué une fois sur la terre sacrée avec […] mon peuple. Ils reposaient dans les flancs du navire.[…] Accroupis entre des [armées] allaitant les enfants, ou pris dans l'engrenage du chapelet de la prière. Ils s'étaient faits habitants du navire. Ce navire s'était fait de même. Quand l'océan se souleva et lava les ponts comme une lessive, j'interdis qu'ils [vissent]. J'interdis que l'on écoutât à travers les calfats épais, le chant de la mer. Celui-là je le découvris les yeux grands ouverts, qui entendait de faibles craquements dans les maîtres couples du navire. Si légers mais si terribles car inspiré par l'ange à travers cette flûte légère il entendait la hache descendre de la mer."
"Je lui dis :- Va dormir. Songe […] à l'amour. A l'orge vert que tu retrouveras changé en élément par le soleil. Va soigner les enfants malades. Va dans les cales me dénombrer les moutons morts. Occupe-toi de la vie d'ici bas. Il me répondit : - C'est la mer. Dieu pétrit la mer. Dieu pétrit notre destinée. La mer travaille notre navire, l'univers craque autour de nous ainsi qu'une femme en gésine. J'ai travaillé l'acier dans les usines. Je connais le bruit des rivets qui sautent. Notre postérité dieu la demande, n'entends-tu pas? Dieu réclame ce qu'il a donné. Je lui dis : - Va dormir. Rentre chez toi. Nous serons pris à l'aube dans un printemps […]. L'essentiel, ce qu'il faut sauver, c'est l'intérieur. Dieu remue […] pour te tenter. Refuse la tentation. Tu n'as rien à connaître de ce qui te dépasse. Oublie tes oreilles. Il me répondit :- C'est la mer. Les maîtres couples […]. Voilà tout à coup qu'ils s'arrachent à leur silence essentiel. Ce qui se taisait prend la parole et les montagnes balbutient. Et les ? se mettent en marche. Là regarde... C'est l'eau qui se montrait. Elle suintait à peine de quelques […] disponibles. Un filet mince […] Rien que pour effrayer les hommes. Sinon que l'ange y montrait le doigt de l'abîme... - Tu n'as rien vu, lui dis-je. Il répondit :- Je vois. Alors donc je me résignai à le faire pendre. Je le fis pendre. Le lendemain Dieu s'était ravisé. L'immuable redevint l'immuable, et la mer redevint l'ornement du navire. Alors j'autorisai mon peuple à [monter] à nouveau sur les ponts admirer cette mer lisse pour porter le navire. Et ce vent pour renfler les voiles. Et ces astres pour nous guider. Mon père était du sang des aigles et supputait le regard du soleil. Moi je guéris l'orgueil des hommes. Mon père qui était grand ne craignait point que l'on communiquât avec l'abîme. Moi je sauve l'empire […] par la vendange, car dieu passe comme un vendangeur et ramène les générations que j'ai purifiées avec l'or. Mon père lui, forgeait l'empire, et mêlait le sang de l'aigle au sang de l'homme."
"Telle de la bonté qui n'est point. J'ai compris qu'il ne fallait point rendre sourd mais changer la voix […] comme la mer aux flans du navire. Ceux-là peuvent ignorer qui lavent le pont, travaillent aux cuisines ou dans les voiles, mais il est des soins de dieu qui travaillent le navire ainsi qu'une femme en gésine. Alors tous ils la reconnaissent, à travers le calfat des côtés, le chant de la mer. Alors ils s'épouvantent du craquement des maîtres couples qu'ils croyaient éternels et durables […].Ainsi les peuples quand les étoiles éternelles se dévoilent et font un sillage de feu. Quand change l'immuable. Ou quand le sol tremble sur place, fendu de craquelures, […] sous les pas. Quand l'abîme devient abîme. Quand l'inconnu mesure sa force contre la levée de la mer. L'étoile filante, le pouvoir nouveau, la voix de la terre qui nous dérangent. Plus grande que nous la voix solennelle de Dieu. Celui-là qui hurle dans la solitude et communique avec l'abîme. […] assassinés par un seul puits vide, par le soleil, chargés en vent de sable, dispersés leur cargaisons d'or, de minéraux, chacune morte, clouées au sol par un puits vide, flétries comme un papillon épinglé, et répandant autour du puits, la nuit, le pollen et l'or de leurs ailes. […] mon père qui était juste crut en la justice de Dieu. "Vois un peu, disait-il, il nous fait nous faire entendre de Dieu". C'est alors qu'il creusa lui-même l'abîme, qu'il jeta lui-même cette passerelle qui nous épouvante et que nous rompons, comme à la hache, quand nous guérissons les blessures dans le désert. Quand nous bouchons toutes les entrées de la nuit à travers les portes de l'angoisse, quand nous jugeons ceux d'entre nous que l'archange inspire.. Mon père fit preuve d'un courage éclatant. Il fit chercher dans les tribus la fille la plus inutile, la plus belle, la plus royale."