Un problème de logique
Brouillon signé "St Ex.", 5 ff. in-4. Vers 1941. Paginées 1-5.
Ingénieur, Roger Beaucaire assurait au début des années trente les relations publiques de l'Aéropostale. Passionné par les problèmes de physique, Saint-Exupéry a échangé avec son ami ingénieur une correspondance scientifique, dont la lettre élucidant le problème d'un tonneau "immergé dans un fluide" est un bel exemple (Pléiade, II, 1025-1027).
Il semble que, sans même avoir tenté de suivre avec attention les arguments de son ami, Beaucaire ait réfuté un peu trop facilement certains arguments de Saint-Exupéry, que celui-ci tient pourtant pour évidents : "Mais vous m'avez une fois encore bien mis en colère avec votre habitude de prêter à votre adversaire des démarches d'esprit d'enfant de cinq ans et sans avoir daigné saisir son exposé, de lui jeter d'un [?] très doctoral assez blessant […]. Vous êtes un type que j'aime infiniment, mais vous m'exaspérez quand vous considérez que l'adversaire est nécessairement un idiot ignare et qu'il est inutile de faire l'effort de suivre avec attention ce dont il parle". Aussi l'auteur prend-t-il la peine de lui expliquer les rudiments de la logique ("la démarche même, si enfantine, de ce raisonnement") :
La structure de mon raisonnement (c'est le schéma que vous avez raillé) est une structure classique de raisonnement d'implication. Voici d'abord le schéma du mien, je le développerai ensuite.
I.A implique p et q
II.j'admets R
III.q implique B E A
si R est admis
donc
si R est admis
IV. B implique p
Ceci est, en logistique, irréprochable.
Vous pouvez discuter I. Vous pouvez discuter II. Vous pouvez discuter III. Mais si I et II sont fondés vous ne pouvez pas discuter III. Je développe à partir d'un [point ?] fixe".
Et Saint-Exupéry de détailler ensuite chacun de ces points (I à IV), avec une conviction peu commune. Ce qui semble avoir exaspéré le plus Saint-Exupéry dans cet échange, c'est que son ami ait raillé son argumentation sans avoir pris la peine de bien la comprendre, alors que l'aviateur n'est pas tout à fait ignorant des mathématiques :
"Faites-moi plaisir, Beaucaire. Avouez-moi, puisque c'est vrai, que j'avais raison de prétendre que s'il vous était permis de contredire chacune de mes affirmations indépendantes, vous aviez tort d'attaquer le raisonnement dans sa démarche même. Vous vous émerveillez gentiment quand j'use de "il faut, il suffit..." mais c'est trop gentil. J'ai été je crois le meilleur élève de tous, à Saint Louis, pendant mes deux années de spéciales, et depuis j'ai tout de même pas mal lu sur les mathématiques. J'accepte encore après 23 ans un match concret avec vous, sans [mot illisible], sur la solution de quelques équations différentielles. En tous cas si je vous affirme que je suis certain de la validité d'un raisonnement, mon affirmation mérite au moins d'être considérée sans trop d'ironie.
Tout ça n'a rien à voir avec mon amitié mais vous m'avez exaspéré.
Je vous aime bien quand même. St. Ex."
BIBLIOGRAPHIE : Œuvres complètes, Pléiade, II, 1025-1027, lettre du 15 nov. 1941; voir aussi Artcurial, vente de juin 2010, lot 258.