The vision of Saint Eustace, after Albrecht Dürer, oil on an oak panel, Netherlands, ca. 1530
17.12 x 11.41 in.
Vente anonyme ; Londres, Christie's, 5 juillet 2007, n° 75 (comme Ecole flamande d'après Albrecht Dürer, circa 1525) ;
Galerie De Jonckheere, Paris ;
Acquis auprès de cette dernière par les parents des actuels propriétaires en 2008 ;
Collection particulière, France
La source de notre tableau est une célèbre gravure au burin d’Albrecht Dürer réalisée vers 1501 qui illustre la légende du général romain Placidus à qui apparaît le Christ en croix entre les bois du cerf qu’il poursuivait lors d’une partie de chasse et qui devient saint Eustache après sa conversion.
La composition de Dürer s’inspire d’une peinture de Pisanello représentant également la Vision de saint Eustache (National Gallery, Londres). L’estampe de Dürer est remarquable tant par la dextérité avec laquelle il manie son burin que par la délicatesse de la représentation du paysage qui rappelle les travaux de Jan van Eyck. Cette admirable estampe donna lieu à des copies gravées au cours du XVIe siècle mais aussi à des copies peintes. Outre notre tableau, une autre copie se trouve conservée à la Galleria Doria Pamphilij à Rome, d’une qualité inférieure et présentant quelques variantes par rapport à notre panneau ainsi qu’une autre version au Nelson Atkins Museum of Art (Kansas City) qui est, elle, très proche de notre peinture et présente des dimensions similaires. Le peintre copiste de notre œuvre, particulièrement talentueux et virtuose, employa une impression de l’estampe de Dürer comme poncif de manière extrêmement précise dans la mesure où plusieurs éléments importants semblent être de même dimensions (notre panneau est cependant plus grand en hauteur que l’estampe qui mesure 35,7 x 25,5 cm environ, ce qui dut donner lieu à quelques ajustements de la part du peintre). Des variations sont cependant introduites. Ainsi, en bas à gauche, sont représentées sur notre panneau des fraises de bois qui ne figurent pas sur l’estampe. Le paysage à gauche est en outre bien plus développé sur le panneau que sur l’estampe. Notre peintre a également placé un petit terrier blanc à gauche qui n’est pas représenté sur l’estampe de Dürer. Enfin, si saint Eustache adopte la même attitude – agenouillée et en oraison -, son costume et sa coiffure diffèrent de la gravure. Peut-être le peintre a-t-il ici figuré les traits du commanditaire de l’œuvre.
Les estampes du maître allemand Albrecht Dürer firent très vite après leur impression l’objet de copies. L’exemple le plus fameux est celui de Marcantonio Raimondi, graveur de Raphaël, qui copia la série des trente-six xylographies composant la Petite Passion qu’il avait acquise lors d’un séjour à Venise et en imita le monogramme1. Par son emploi virtuose du médium de l’estampe et par l’usage qu’il en fit pour diffuser ses compositions à grande échelle, Dürer fascina nombre de ses contemporains et suiveurs qui copièrent, transposèrent et interprétèrent ses œuvres gravées en Europe occidentale comme dans des zones géographiques bien plus éloignées. Il est ainsi possible de retrouver des éléments provenant de la célèbre série de l’Apocalypse (1498) aussi bien sur des décors muraux péruviens, que dans des manuscrits iraniens ou encore sur des vitraux espagnols. L’historiographie s’est longuement interrogée sur les copies gravées d’après Dürer mais bien moins fréquemment sur les copies peintes qui existent néanmoins dès le début du XVIe siècle2.
Les centres flamands et brabançons comme Bruges, Gand, Bruxelles, Louvain ou Anvers sont familiers des travaux de Dürer, en particulier parce que le peintre y effectue un séjour en 1520-1521. Son journal de voyage, rédigé avec grande précision, montre qu’il vend et offre de nombreuses estampes à ses confrères peintres, ainsi qu’aux collectionneurs et mécènes locaux. On y lit ainsi : « D’Anvers, j’envoie à monsieur Aegidius [Aegidius, Pieter Gillis (1486-1533), greffier de la ville d’Anvers de 1509 à 1532, ami intime d’Erasme], huissier du roi Charles, un Saint Jérôme dans sa cellule, la Mélancolie, les trois nouvelles Vierge, Saint Antoine et la Véronique. Il devra les remettre à maître Conrad [Meit], l’excellent sculpteur dont je n’ai pas vu l’égal et qui est au service de Dame Marguerite, la fille de l’Empereur Maximilien. De plus, je donne à monsieur Aegidius un Saint Eustache et une Némésis »3. A Anvers, la réception des gravures de Dürer semble avoir débuté dès le début du XVIe siècle. Le peintre Adriaen van Overbeke s’inspire par exemple d’une gravure sur bois de Dürer représentant la Sainte Famille entourée d’anges (1503-1504) pour peindre sa Sainte Famille (vers 1520, Bonnenfantenmuseum, Maastricht, n° 530). D’autres artistes actifs à Anvers s’inspirèrent de l’œuvre de Dürer. Il en va ainsi de Joos van Cleve dans sa scène de l’Ecce Homo du polyptique de Saint Reinhold (musée national de Varsovie). En Allemagne, le peintre Hans Hoffmann (1520-vers 1591) se spécialisa dans les copies d’après Dürer dans la seconde moitié du XVIe siècle et montre à nouveau l’incroyable réception de l’œuvre du maître nurembergeois4 dans les territoires du nord de l’Europe. Le Saint Eustache de Dürer, plus particulièrement, a servi de modèle aux peintres des Pays-Bas. Ainsi, on observe le même chien blanc assis à droite dans l’Adoration des Mages de Jan Gossaert (dès 1510-1515), conservé à la National Gallery de Londres (NG2790). Cependant, contrairement à notre peinture, il s’agit ici plutôt d’un phénomène d’emprunt de motifs que d’une copie littérale.
La large circulation des estampes de Dürer dans les Flandres comme dans le Brabant est un premier indice du lieu de production de notre panneau. L’emploi du chêne, s’il n’est pas réservé aux Pays-Bas, constitue cependant un autre critère sur lequel il est possible de s’appuyer. Le peintre semble en outre être familier des motifs flamands. Le petit terrier blanc, à gauche, est ainsi visible sur la Vanité du brugeois Hans Memling (vers 1435-1440-1494) qui se trouve au musée des beaux-arts de Strasbourg, qui a peut-être servi de modèle à notre artiste. Il est probable également que ce petit chien constitue un clin d’œil amusant au célèbre tableau de Jan van Eyck, les Epoux Arnolfini (1434) conservé à la National Gallery de Londres. La tunique rouge du saint Eustache semble également être d’inspiration flamande. Enfin, le paysage au second plan rappelle les travaux de Joachim Patinir tandis que l’exécution présente d’importantes analogies stylistiques avec la manière de Jan Mostaert.
Nous remercions Peter van den Brink de nous avoir aimablement confirmé la date d’exécution de cette œuvre par un examen de visu le 2 juillet 2024.
1. Cet épisode est décrit par Giorgio Vasari : voir la vie de Marcantonio Raimondi dans les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 1568. Sur cette question, voir Christopher L. C. E. Witcombe, Copyright in the Renaissance. Prints and the Privilegio in sixteenth-century Venice and Rome, Leyde, Boston, 2004, p. 81-82
2. Nous renvoyons ici à l’ouvrage d’Andrea Bubenik, Reframing Albrecht Dürer : The Appropriation of Art, 1528-1700, Surrey, 2013 ou encore au récent catalogue d’exposition Dürer war hier. Eine Reise wird Legende (Peter van den Brink dir.), Aix-la-Chapelle, Suermondt Ludwig Museum, Londres, National Gallery, 18 juillet – 24 octobre 2021 et 20 novembre 2021 – 27 février 2022.
3. Albrecht Dürer. Journal de voyage aux Pays-Bas 1520-1521 (trad. de Stan Hugue), Paris, 2009, p. 35.
4. Nous renvoyons ici au catalogue de l’exposition qui s’est tenue à Nuremberg : Hans Hoffmann. A European artist of the Renaissance, 2022 (dir. Yasmin Doosry).