Manuscrit autographe.
24 pages in-4 (365 x 210 mm) à l'encre bleu nuit sur autant de feuillets de papier quadrillé montés sur onglets (1 f. bl. entre les pp. 13 et 14). Premier plat d'une couverture de bloc de marque " Diane " (étiquette gaufrée et inscription manuscrite " Sartre ". Suivi de 29 pp. dactylographiées (transcription et concordance du manuscrit avec le texte publié des Mots).
Reliure signée d'Alix. Demi-maroquin rouge à coins. Plats de papier de création crème quadrillé de noir, dos lisse, titre doré.
Le manuscrit comporte 36 mots ou passages biffés, corrigés ou ajoutés.
Très précieux manuscrit d'une esquisse des Mots qui condense quelques thèmes essentiels du chef-d'œuvre autobiographique de Jean-Paul Sartre.
La première page du manuscrit porte en titre " Les affections du cœur ", puis, au dessous, biffé, " les mots ".
Sartre commença à rédiger le livre qui deviendrait Les Mots en 1952-1953, puis l'abandonna en 1956 avant de le reprendre et de le publier en 1963. On connaît plusieurs textes préparatoires fragmentaires (de un à une dizaine de feuillets pour le plus long), qui sont conservés à la BnF et ont été publiés dans l'édition de la Pléiade dans une rubrique intitulée " Vers Les Mots ".
Le présent manuscrit appartient à cette série d'ébauches mais, par sa longueur comme par l'importance des thèmes abordés, il est de loin le plus riche et le plus précieux. Il est inédit et semble inconnu aux éditeurs de la Pléiade
Ces pages constituent le noyau Mots, dans laquelle l'écrivain, sans souci encore de composition, jette les thèmes qui vont parcourir tout le livre. Un élément matériel va dans ce sens : on connaît en effet un autre manuscrit de Sartre rédigé sur un bloc semblable de papier à lettres quadrillé de la marque " Diane ". Il s'agit d'un texte consacré à Naples et qui date d'octobre 1951.
Les thèmes abordés dans ce manuscrit se retrouveront, mais jamais sous la même forme, dans le texte définitif des Mots, et à des endroits très éloignés. Ainsi ce qui se trouve ici concentré sur une page sera ensuite disséminé dans le livre.
Ces pages sont d'une densité exceptionnelle, et donnent à lire l'essentiel, qui sera ensuite développé dans l'ouvrage.
On lit dès la première page : " Les mots sont trop lourds : nommer une tristesse, la décrire, c'est lui donner une pesanteur qu'elle n'a pas ; on la condense si fort qu'on fait d'une image une pierre. Oui, j'ai perdu bien des après-midi à chercher une transmutation de l'être. "
Un peu plus loin, il livre la clef de sa vocation d'écrivain : " J'avais confiance en l'avenir. Quelle sécurité ! Sûr d'occuper la place qu'on m'avait réservée, d'avoir mon ticket en poche, connaissant ma destination. Je me sentais une patience infinie. (...) L'ennui même devenait supportable : j'y avais vu longtemps le signe et la preuve de ma gratuité ; je n'y voyais plus qu'une maladie chronique et somme toute supportable qui finirait bien par passer, non parce qu'on m'avait découvert je ne sais quelle facilité de plume mais parce que j'étais chargé de mission. "
Mais par le geste même qui fonde la philosophie existentialiste, il se libère de l'emprise du passé et affirme son existence par ses propres actions : " Que dois-je à mon passé : je crois toujours que je me tire à chaque instant du néant ; c'est moi qui fait renaître ce passé disparu, ce n'est pas lui qui se continue en me continuant, donc je peux en faire ce que je veux ; de toute façon, il est inférieur à mon présent, qu'il a simplement préparé, à mon avenir. "
En quelque phrases, il synthétise le projet fou qui fut le sien dans son enfance : " Car, si je comptais sur la reconnaissance des hommes pour m'assurer l'immortalité, c'était l'acte d'écrire le livre qui me faisait naître. En un sens, je poursuivais tout simplement le but insensé d'être ma propre cause. "
On voit comment l'étude de la philosophie prolonge les rêveries de l'enfance : " Je fus sauvé parce que j'avais la tête épique. On ne se change pas : à peine eus-je quitté Pardaillan pour Pascal, que Pascal devint Pardaillan. Et la plume une épée. "
Dans ce passage capital, Sartre explique la conception mallarméenne de l'existence qui fut la sienne : tout n'existe que pour aboutir à un livre : " Je concevais la création comme un acte solennel et solitaire, accompli dans le silence qui me consolait à point nommé d'être cette nullité inlassable. Tout servait, voilà l'idée. Elle me tint longtemps, comme on verra et, à 22 ans, amoureux transi, j'écrivis sur un carnet (je reconstitue de mémoire) que les peines d'amour étaient exigées par un beau livre futur et que la perfide - qui tombait dans l'oubli - ignorait qu'elle n'était que le moyen choisi par le beau livre pour se faire écrire par moi. En un mot je vivais ma vie par un bout et je la sentais par l'autre bout, à partir de la mort, du triomphe. "
Enfin, cet aveu, avec sa phrase finale qui semble remettre en cause tous les efforts qu'a entrepris l'écrivain pour se détacher de ses conceptions anciennes : " J'ai confondu quarante ans l'écrivain, le saint et le héros. Pour moi, ils n'ont fait qu'un. Je ne suis pas sûr de ne pas les confondre encore. "
Le manuscrit comporte un long passage barré (deux tiers de page) avec la mention autographe : " les barrer. Idées de progrès ". Il contient aussi deux versions différentes d'un même passage : " Je relis ces dernières pages ; je les laisse parce que je ne peux pas mieux faire mais elles m'agacent : trop de pathétique, cela fausse tout. Naturellement c'est ma faute : la légèreté m'a manquée. Mais c'est aussi celle des mots. " Changé en " Je relis ces dernières pages : quelle pesanteur ! C'est certainement ma faute pour l'essentiel. C'est aussi celle des mots : décrire une affection du cœur, c'est lui donner souvent une consistance qu'elle n'a pas ; on prend un nuage, on le presse si fort qu'on en fait une pierre. "
A bien des égards, ces pages exceptionnelles constituent la véritable matrice des Mots.
En effet, lorsque Sartre entreprend son projet autobiographique, ce n'est bien sûr pas dans le but de raconter ses souvenirs. S'il revient sur ses origines familiales, le monde imaginaire qu'il s'est créé dans son enfance, la prise de conscience de sa contingence et sa peur de la mort, c'est pour expliquer pourquoi il est devenu écrivain et finalement démystifier la posture de l'auteur. Le livre est d'ailleurs significativement divisé en deux parties, " Lire " et " Ecrire ". C'est la question centrale du livre, la raison même de son écriture : déterminer l'origine de sa vocation d'écrivain et en dénoncer la vanité. Ces pages, on le voit, plongent au cœur du problème et c'est à ce titre qu'elles peuvent être considérées comme le noyau même du livre.
Sartre, on le sait, a noirci durant son existence des dizaines de milliers de pages. Parmi celles-ci, celles des Mots sont sans doute les plus denses de cette œuvre prolifique.