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En avril 1904 était inaugurée au Louvre et à la Bibliothèque nationale l'exposition des " Primitifs français ", préparée et portée avec passion par Henri Bouchot avec l'objectif affiché de consacrer une " grandiose manifestation1 " au patrimoine national et de faire redécouvrir au grand public la peinture française du XIIIe au XVIe siècle et ses artistes. L'exposition reçut un accueil très favorable de la part du public et de la critique, battant des records de fréquentation. En ce début de XXe siècle, la thématique rejoignait en outre la vogue d'une esthétique gothique, portée par un symbolisme qui n'avait pas dit son dernier mot et par un Art Nouveau qui avait remis en lumière rinceaux et entrelacs végétaux.
Les préparatifs de l'événement furent particulièrement minutieux et les organisateurs attentifs à proposer, au côté de Jean Fouquet et du Maître de Moulins, une grande variété d'œuvres de la même période, prouvant par leurs qualités que cette production française avait sa place aux côtés des primitifs flamands plus célèbres et des fonds d'or toscans dans les manuels d'histoire de l'art. Les prêteurs furent au rendez-vous, et parmi eux le docteur Reboul de Lyon, alors propriétaire de la Résurrection de Lazare qui rejoindra plus tard la collection Lafarge.
Alors décrit comme " Ecole de Nicolas Froment ", probablement sur la base de critères iconographiques², le tableau de la collection Lafarge nous semble aujourd'hui devoir être rapproché de l'œuvre des artistes du XVe siècle actifs dans la moitié nord de la France, entre la Picardie et la Bourgogne. Signé en 1435, le traité d'Arras marque le rapprochement entre le royaume de France de Charles VII et le duché de Bourgogne de Philippe le Bon. Ce dernier était alors l'un des princes les plus puissants d'Europe, et avait fait de sa capitale Bruxelles un foyer culturel de première importance où des peintres comme Robert Campin, Jan van Eyck et Rogier van der Weyden opérèrent une véritable révolution picturale rompant avec l'esthétique du gothique international.
Le nouveau langage mis en place par ces artistes se diffuse en France : à Paris via la prospère ville de Tournai, enclave française en terre flamande qui entretient des liens étroits avec la capitale, et en Picardie, région devenue bourguignonne avec le traité d'Arras. La diffusion des modèles, par le biais de la gravure, de l'enluminure et de la tapisserie, la circulation des artistes et de leurs œuvres au gré des commandes et des échanges diplomatiques et commerciaux vont être à l'origine d'une véritable synthèse chez les peintres du nord de la France entre un style graphique et raffiné encore propre au gothique et l'esthétique plus sensible et illusionniste des flamands, synthèse parfaitement observable dans notre tableau.
Au sein d'un paysage ouvert où l'on distingue une ville à droite et une forteresse sur une butte vers la gauche, les figures harmonieusement disposées ont été transposées de Béthanie aux plaines du Nord de la France. Le tombeau est symboliquement placé au centre de la composition, la pierre a été enlevée et Lazare, enveloppé d'un linge, est sorti du sépulcre. Le peintre a mis beaucoup de soin à illustrer avec précision l'Evangile de Jean (XI, 38-44), dont des extraits peuvent être lus dans les phylactères transcrivant les paroles des protagonistes. A gauche de la composition se tient le Christ, reconnaissable à son nimbe crucifère et à son geste de bénédiction, avec à sa suite les disciples Pierre et Jean et à ses côtés la Vierge Marie. Il lance l'exhortation " Lazare, veni foras " (Lazare, sors d'ici !). Marie, sœur du défunt, s'est jetée à ses pieds, " Domine, si hic fuisses, non esset mortuus frater meus " (Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort), tandis que sa pragmatique sœur Marthe, debout au centre, préviens Jésus " jam foetet, quadriduanus enim est " (il sent déjà, car il est dans le tombeau depuis quatre jours). Ses propos sont illustrés par les Juifs et les prêtres aux vêtements exotiques placés à droite de Lazare qui se protègent le nez et expriment leur scepticisme " Non poterat hic qui aperuit oculos coeci nati facere ut hic non moreretur " (Lui qui a ouvert les yeux de l'aveugle, ne pouvait-il pas faire qu'il ne meure pas ?). Enfin, à droite de la composition se tient sainte Anne, absente de cet épisode mais protectrice ici du donateur qui se trouve agenouillé à ses pieds, dont elle était peut-être la patronne, ou bien la protectrice de l'édifice religieux auquel il destinait ce tableau. La maison forte présente à l'arrière-plan était par ailleurs sans doute la demeure de ce personnage.
Si l'auteur de ce panneau ne peut aujourd'hui encore être identifié avec précision, il fait preuve d'une très grande habileté et d'une véritable poésie qui méritent d'être soulignées. La composition est à la fois sobre et équilibrée et illuminée par un coloris harmonieux où éclatent de vives touches de rouge et de jaune. Minutieux et soucieux des détails, le peintre fait preuve d'une horreur du vide que l'on remarque chez les artistes picards de la période, parsemant de végétaux et de petites fleurs le sol sur lequel se tiennent les personnages, dont il a également précisément décrit et différencié les vêtements. Le travail des drapés et des plis, dont les infinies nuances de rouge marquent savamment les ombres, est particulièrement remarquable et exerça certainement une séduction décisive sur l'amateur de sculptures qu'était Joseph Lafarge. Les expressions sont variées, les traits du donateur bien individualisés comme il convient pour un portrait, et les visages féminins ovales à la paupière supérieure marquée correspondent aux " têtes picardes " épurées décrites par Charles Sterling en 19793.
Préservée par ses propriétaires successifs et jamais exposée depuis 1904, la Résurrection de Lazare de la collection Lafarge réapparaît alors que de nouvelles recherches ont permis une meilleure connaissance de cette peinture française précoce. Ses grandes qualités graphiques alliées à un naturalisme sensible inspiré des Flamands en font un intéressant jalon et un témoignage exemplaire de la production du Nord de la France dans la seconde partie du XVe siècle.
1. D. Thiébaut in cat. exp. 'Primitifs français', Paris, musée du Louvre, 2004, p. 13
2. Le numéro précédent dans le catalogue de 1904 était également une Résurrection de Lazare, alors donnée à Nicolas Froment par comparaison avec un triptyque de sa main de sujet similaire conservé aux Offices à Florence. Entré au Louvre en 1925, le tableau a depuis été rendu au peintre picard Collin d'Amiens.
3. " La peinture sur panneau picarde et son rayonnement dans le nord de la France au XVe siècle ", in 'BSHAF', 1979 (1981), p. 38
In April 1904, the exhibition of "Primitifs Français" (French Primitives) was inaugurated at the Louvre and the Bibliothèque Nationale, prepared and organized with fervour by Henri Bouchot with the stated objective of devoting a "grandiose event"1 to national heritage and to reintroduce French painting from the 13th to the 16th century and its artists to the general public. The exhibition was highly successful among the public and critics, breaking attendance records. Furthermore, the theme matched the early 20th century fashion for a gothic aesthetic, supported by Symbolism that was still vibrant, and by Art Nouveau which emphasized decoration with foliage and vegetal tracery.
The preparations for the event were particularly detailed and the organizers were careful to propose, alongside Jean Fouquet and the Master of Moulins, a large variety of works from the same period, proving that the art produced in France at the time deserved a place in art history textbooks alongside the more famous Flemish primitives and Tuscan gold background works. Many lenders supported the effort, including Dr. Reboul from Lyon, who at the time owned the Resurrection of Lazarus that later entered the Lafarge collection.
Described at the time as by "the School of Nicolas Froment", probably based on iconographic criteria,² the Lafarge collection painting is now linked to the work of 15th century artists active in the northern half of France, between Picardy and Burgundy. Signed in 1435, the Treaty of Arras marks the reconciliation of Charles VII's kingdom of France and Philipp the Good's Duchy of Burgundy. Philip was a the time one of the most powerful princes of Europe and had made his capital Brussels a major cultural centre where painters such as Robert Campin, Jan van Eyck and Rogier van der Weyden initiated a veritable revolution in painting, breaking away from the international gothic aesthetic.
The new visual language introduced by these artists spread to France: in Paris via the prosperous city of Tournai, a French enclave in Flemish territory which maintained close relations with the French capital, and in Picardy, a region that became part of Burgundy under the Treaty of Arras. The spread of models, through prints, manuscript illuminations and tapestries, the circulation of artists and their work in search of commissions and diplomatic and commercial exchanges led to a veritable synthesis among painters from northern France between a graphic and refined style that still owed much to the gothic manner and the more sensitive and illusionistic aesthetic of the Flemish, a combination that is evident in our painting.
In an open landscape where a city is visible on the right and a fortress on a hillock towards the left, the harmoniously arranged protagonists have been carried from Bethany to the plains of northern France. The tomb has been placed symbolically at the centre of the composition, the tombstone has been removed and Lazarus, enveloped in grave-clothes has come out of the sepulchre. The painter has taken great care to illustrate the gospel of John (XI, 38-44) precisely, extracts from which can be read in the phylacteries that transcribe the characters' words. On the left of the composition, Christ is identified by his cruciform halo and his blessing gesture, and around him, his disciples Peter and John are nearby and the Virgin is next to him. He exclaims "Lazare, veni foras" (Lazarus, come out!). Mary, a sister of Lazarus, has fallen at his feet, "Domine, si hic fuisses, non esset mortuus frater meus" (Lord, if you had been here, my brother would not have died), while her pragmatic sister Martha, standing in the centre, warns Jesus "jam foetet, quadriduanus enim est" (by this time there is a bad odour, for he has been there four days). Her words are illustrated by the Jews and priests wearing exotic clothing placed to Lazarus's right, who protect their noses and express their scepticism "Non poterat hic qui aperuit oculos coeci nati facere ut hic non moreretur" (Could not he who opened the eyes of the blind man have kept this man from dying). Finally, St. Anne stands on the right of the composition, absent from the biblical episode, but here the protector of the donor who is kneeling at her feet, of whom she may have been the patron saint, or protector of the religious building for which this painting was intended. In addition, the fortified house included in the background was probably this person's residence.
Although the author of this panel cannot be identified precisely today, it shows great skill and veritable poetry that should be emphasized. The composition is both subdued and balanced, lit by harmonious colours in which lively touches of red and yellow erupt. Meticulous and careful in the details, the painter has shown a horror vacui noticeable among artists from Picardy in this period, dotting the ground with plants and small flowers, while the clothing of the figures has been precisely described and their costumes carefully differentiated. The execution of the drapery and pleats, where the infinite shades of red skilfully mark the shadows, is especially remarkable and must have seduced the lover of sculptures Joseph Lafarge. The expressions are varied, the donor's features are clearly individualized as is appropriate for a portrait and the women's oval faces with stressed upper eyelids correspond to the refined "Picardy heads" described by Charles Sterling in 1979.3
Preserved by its owners over time and never exhibited since 1904, the Lafarge collection Resurrection of Lazarus has reappeared at a time when new research has allowed a better understanding of this early French painting. Its high graphic quality combined with a sensitive naturalism inspired by the Flemish make it an interesting stage and an exemplary example of artistic production in northern France during the second half of the 15th century.
1. D. Thiébaut in exh. cat. 'Primitifs français', Paris, musée du Louvre, 2004, p. 13
2. The preceding number in the 1904 catalogue was also a 'Resurrection of Lazarus,' which was attributed to Nicolas Froment by comparison with a triptych by him of a similar subject in the Uffizi in Florence. It was acquired by the Louvre in 1925 and is now considered to be by the Picardy painter Collin of Amiens.
3. "La peinture sur panneau picarde et son rayonnement dans le nord de la France au XVe siècle", in BSHAF, 1979 (1981), p. 38