Exceptionnel et inconnu brouillon du Petit Prince
Le Petit Prince cruciverbiste : texte inédit et variantes des chapitres XVII et XIX
Manuscrit autographe. Vers 1941. 2 ff. in-4, papier pelure américain au filigrane "Fidelity Onion Skin". Trace de trombone rouillé.
Le manuscrit de New York. Le manuscrit original, conservé à la Pierpont Morgan Library de New York, a été donné par Saint-Exupéry à Silvia Hamilton Reinhardt au moment de son départ pour l'Afrique du Nord, à la fin d'avril 1943. Il contient 132 pages très raturées, d'une écriture hâtive et difficile à déchiffrer. La Bibliothèque nationale de France ne possède qu'un dactylogramme complet, mais avec peu de corrections manuscrites. La première édition du texte parut à New York chez Reynal et Hitchcock en 1943, avant l'édition française chez Gallimard en 1946.
Tout comme celui de la Pierpont Morgan Library, notre manuscrit comporte de nombreuses ratures, des renvois de paragraphe, des notes en marge, et sa lisibilité n'est pas aisée.
Versions différentes (f. 1). Deux passages du texte sont en partie retenus dans la version définitive du Petit Prince pour les chapitre XIX (le début de notre manuscrit "Il était parti... terre jaune" ; cf. Pléiade, II, p. 289) et XVII ("Alors il s'était mis en route… combien la terre et vide" ; cf. idem, p. 285). Notons que l'ordre des passages travaillés dans notre ébauche sera inversé dans la version publiée. Ils se situent au moment où, après avoir parcouru six planètes, le héros arrive sur Terre, la septième planète qu'il visite. On reconnaît aisément les passages de ces chapitres, mais les formulations sont différentes par rapport au texte édité. Là où le texte publié dit, par exemple :
"Si les deux milliards d'habitants qui peuplent la Terre se tenaient debout et un peu serrés, comme pour un meeting, ils logeraient aisément sur une plage publique de vingt milles de long sur vingt milles de large" (p. 285)
notre version propose :
"Si l'on réunissait tous les habitants de cette planète les uns à côté des autres serrés comme pour un meeting, les blancs, les jaunes, les noirs, les enfants, les vieillards, les femmes et les hommes sans en oublier un seul, l'humanité tiendrait tout entière dans l'île de Long Island."
Passages inédits (f. 2). Le second feuillet du manuscrit est totalement inédit. Le petit personnage vient d'arriver sur terre et rencontre le premier habitant de la planète : "peut-être un ambassadeur de l'esprit humain". L'homme est très occupé, il cherche un mot en six lettres signifiant "Gargarisme". Ce cruciverbiste fait penser au businessman que rencontre le Petit Prince dans la version publiée : tous deux sont absorbés par des réflexions abstraites, lettres ou chiffres, et tous deux sont dérangés par ce petit personnage curieux posant sans cesse des questions. De même que le businessman est trop occupé par la comptabilité de ces "petites choses dorées qui font rêvasser les fainéants" - les étoiles ! -, le cruciverbiste a peu de temps à consacrer à son visiteur : "Je suis très occupé […]. Voilà trois jours que je travaille sans réussir. Je cherche un mot de six lettres qui commence par un G et qui signifie "Gargarisme"." L'occupation de cet homme solitaire n'a guère plus de sens que celle du businessman, mais il semble au moins plus sympathique. Mais quel est ce mot en six lettres signifiant "Gargarisme" ? Parions que la solution ne soit pas un simple synonyme, mais qu'il faille penser à une notion plus abstraite, touchant à l'humanisme du texte.
Si les manuscrits de Saint-Exupéry sont rares, ceux du Petit Prince, livre français le plus vendu et le plus traduit dans le monde depuis 1943, sont rarissimes.
"- C'est ici une étrange planète, se disait le petit prince tout en voyageant.
Il était parti directement du désert vers l'Himalaya. Il souhaitait depuis si longtemps connaître une vraie montagne. Il connaissait bien trois volcans. Mais il lui arrivaient aux genoux. Il s'appuyait sur celui qui était éteint mais ça faisait à peine comme un tabouret.
- Une montagne haute comme cette montagne, s'était-il dit, je verrai d'un seul coup toute l'humanité.
Mais il n'avait rien vu que des aiguilles de granit bien aiguisées et de grands éboulis de terre jaune.
Alors il s'était remis en route, et il n'avait rien rencontré que des sables, des océans et des rochers. Et en effet, les routes et les chemins de fer sont allumés parce que précisément on les trouve là où il y a des hommes, mais si l'on glane un peu en dehors de ces boulevards on ne trouve plus rien. Si l'on réunissait tous les habitants de cette planète les uns à côté des autres, serrés comme pour un meeting, les blancs, les jaunes, les noirs, les enfants, les vieillards, les femmes et les hommes sans en oublier un seul, l'humanité tiendrait tout entière dans […] l'île de Long Island. […] Bien sûr j'avais déjà remarqué par moi-même au cours de trois années de vol, combien la terre est vide.
J'avais réfléchi là -dessus sans grande attention. Mais c'est au petit prince que je dois d'avoir mieux réfléchi à ça.
- Où sont les hommes, se disait donc le petit prince tandis qu'il voyageait.
Il rencontra le premier d'entre eux sur une route. " - Ah! Se dit-il, je vais savoir ce que l'on pense sur la vie dans cette planète-ci, se dit-il. Voilà peut-être un ambassadeur du genre humain…"
- Bonjour, lui dit-il avec gaîté.
- Bonjour, dit l'homme.
- Que fais-tu ? dit le petit prince.
- Je suis très occupé, dit l'homme.
Bien sûr qu'il est très occupé, se dit le petit prince, il tient une si grande planète. Il y a tant à faire. Et il n'osait presque pas le déranger.
- Peut-être puis-je t'aider, lui dit-il cependant : le petit prince eut aimé être utile.
- Peut-être, lui dit l'homme… Voilà trois jours que je travaille sans réussir. Je cherche un mot de six lettres qui commence par un G et qui signifie " gargarisme ".
- Gargarisme, dit le petit prince.
- Gargarisme, dit l'homme."
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ENGLISH
Antoine de Saint-Exupery
Exceptional and unknown draft of The Little Prince
The Little Prince crossword enthusiast: unpublished text and variants of Chapters 17 and 19
Autograph manuscript. Circa 1941. 2 leaves in quarto, American onionskin with "Fidelity Onion Skin" watermark. Slight rusty paperclip marking.
The New York manuscript. The original manuscript, kept at the Pierpont Morgan Library in New York, was given to Silvia Hamilton Reinhardt by Saint-Exupery when he was departing for North Africa in late April 1943. It contains 132 pages with a great number of crossed-out passages; it was hastily written and is difficult to decipher. The Bibliothèque Nationale de France has only one complete typescript, but with few handwritten corrections. The first edition of the text appeared in New York at Reynal and Hitchcock in 1943, before the 1946 French edition by Gallimard.
Like that of the Pierpont Morgan Library, our manuscript contains many crossed-out passages, cross-referenced paragraphs, margin notes, and is of marginal readability.
Differing versions (leaf 1). Two text passages are partly retained in the final version of The Little Prince for Chapters 19 (the beginning of our manuscript "He had gone...yellow earth", cf. Pléiade, II, p. 289) and 17 ("So he set off again...how empty the earth is"; cf. idem, p. 285). Note that the order of reworked passages in our draft will be reversed in the published edition. They occur at the moment when, after traveling to six planets, the hero arrives on Earth, the seventh planet he visits. One easily recognizes the passages in these chapters, but the formulations are different from the published text. For example, where the published text reads:
"If the two billion inhabitants who people its surface were all to stand upright and somewhat crowded together, as they do for some big public assembly, they could easily be put into one public square twenty miles long and twenty miles wide" (p. 285)
our version reads:
"If we gathered together all the inhabitants of this planet, all next to each other, tightly, as they do for some big public assembly, the whites, the yellows, the blacks, the children, the old people, the women, and the men without forgetting a single one, all of humanity would fit on Long Island."
Unpublished passages (leaf 2). The second leaf of the manuscript is completely original. The petite figure has just arrived on Earth and meets the first person on the planet, "perhaps an ambassador of the human spirit." The man is very busy; He is looking for a six-letter word that means "gargling." This crossword enthusiast reminds one of the businessman that the Little Prince meets in the published version: Both are absorbed by abstract thoughts, letters, or numbers, and both are perturbed by this curious little character asking constant questions. Just as the businessman is too busy calculating the number of these "little golden objects that set lazy men to idle dreaming" - the stars! -, the crossword enthusiast has little time to devote to his visitor: "I am very busy [...]. I have been working for three days without success. I am looking for a six-letter word that starts with G that means 'gargling'." This solitary man's occupation hardly makes more sense than that of the businessman, but at least he seems friendlier. But what is that six-letter word that means "gargling"? We would venture that the solution is not merely a synonym, but that a more abstract concept must be considered, rooted in the humanism of the text.
While Saint-Exupery manuscripts are rare, those of The Little Prince, the bestselling and most-translated French book in the world since 1943, are extremely rare.
(Unofficial translation)
"This is a strange planet," the little prince said to himself as he traveled along.
He had gone directly from the desert to the Himalayas. He had so longed to wanted for so long to know a real mountain dreamed wished for so long of a stretch of mountains! To know a real mountain. He knew three volcanoes very well. But they came up to his knees. He sat on the extinct one, but it was barely more than a stool.
- And then, he said to himself, a mountain as high as this one, he said to himself, I shall be able to see the whole planet all of humanity at once.
But he had seen nothing but needle-sharp peaks of granite and large fallen masses of yellow earth.
So he set off again, and he had not seen first encountered anything but sands, oceans, and rocks. And the roads and railways were indeed lit up, because that is precisely where one finds men, but if one gleans a bit away from these boulevards, one finds nothing. If we gathered together all the inhabitants of this planet, all next to each other, as if for tightly, as they do for some big public assembly, the whites, the yellows, the blacks, the children, the old people, the women, and the men without forgetting a single one, they would all fit all of humanity would fit on Manhattan [...] Long Island. [...] Of course I had already noticed myself, over three years of flying, how empty the earth is."
I had thought about it without paying it much mind. But I owe my having pondered it more fully to the little prince.
"Where are the men?" said the little prince to himself as he was traveling.
He met the first of them on a road. "Ah!" he said to himself, "I am going to find out what they think about life on this planet," he said. "That may be an ambassador of the human spirit..."
"Hello," he said gaily.
"Hello," said the man.
"What are you doing?" said the little prince.
"I am very busy," said the man.
"Of course he is very busy," said the little prince to himself, "he takes care of such a large planet. There is so much to do." And he scarcely dared disturb him.
"Perhaps I can help you," he nevertheless said aloud: The little prince enjoyed being helpful.
"Perhaps," said the man [...]. I have been working for three days without success. I am looking for a six-letter word that starts with G that means 'gargling'."
"Gargling," said the little prince.
"Gargling," said the man.