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" POURQUOI NAITRE ESCLAVE ? ". Apposée sur le socle d'un buste de femme (fig. 1), cette inscription interpelle autant que le regard farouche du modèle représenté. C'est toutefois sous le titre officiel de " Négresse " qu'il fut dévoilé pour la première fois au Salon de 1869 ; difficilement compréhensible en 2020, cet intitulé ne doit cependant pas nous dissimuler la démarche engagée qui était alors celle de Jean-Baptiste Carpeaux dans le contexte particulier de la fin du XIXe siècle en France. La seconde abolition de l'esclavage a alors tout juste 20 ans1, et la guerre de Sécession, suivie de très près en France, vient de s'achever avec la victoire du Nord et l'abolition de l'esclavage outre-Atlantique en 1865. Au sein du catalogue de la récente exposition consacrée par le musée d'Orsay au " Modèle noir ", Anne Higonnet se penche sur la question complexe des titres d'œuvres comportant des marqueurs raciaux, qui doivent être renommées sans pour autant effacer les anciennes appellations qui font partie de leur histoire. Ainsi, la captive de Carpeaux, dans ses versions sculptées comme dans la version peinte, inédite, que nous présentons, mérite d'être rebaptisée : " Pourquoi naître en esclavage ? [dit précédemment Négresse]² ".
Brossée avec la liberté de facture propre à Carpeaux lorsqu'il s'exprime sur la toile, cette version peinte de " Pourquoi naître esclave ? " récemment redécouverte vient s'ajouter au corpus des tableaux exécutés par le sculpteur d'après ses propres œuvres, corpus encore assez mince puisqu'il concerne six numéros sur les 311 répertoriés par Laure de Margerie et Patrick Ramade en 19993. Le caractère intime de la production peinte de Carpeaux, destinée à un cercle de proches et, à une exception près, jamais exposée de son vivant, explique la grande spontanéité de ces œuvres, leur sincérité, le plaisir visible pris par l'artiste à étaler la couleur, enfin leur modernité. Dans le cas de celles qui illustrent ses sculptures, il ne s'agit pas d'études préparatoires mais bien d'interprétations postérieures, véritables " recréations " du modèle4, souvent réalisées en grisaille (comme par exemple son Ugolin sur panneau, provenant de la collection Lafarge et vendu dans nos salles en 20195) ou, comme c'est le cas ici, dans un camaïeu allant du rose au brun avec quelques touches ocres, évoquant plutôt les nuances de la terre.
Nous l'avons évoqué plus haut, le buste interprété ici par Carpeaux sur une toile fut exposé pour la première fois au Salon de 1869, probablement en marbre. Il connut un réel succès, fut acheté par l'empereur pour ses appartements à Saint-Cloud et loué par Théophile Gautier : " La Négresse, avec la corde qui lui attache les bras au dos et lui froisse le sein, lève au ciel la seule chose qu'ait de libre l'esclave, le regard, regard de désespoir et de muet reproche, appel inutile à la justification, protestation morne contre l'écrasement de la destinée. C'est un morceau d'une rare vigueur où l'exactitude ethnographique est dramatisée par un profond sentiment de la douleur6. " L'expression d' " exactitude ethnographique " employée ici par l'écrivain reflète les préoccupations et les recherches de la période suivant l'abolition de l'esclavage. La curiosité pour l'Autre et la soif de découverte se manifestent sous des formes plus ou moins heureuses en Europe, allant de la création en 1859 de la Société d'anthropologie de Paris aux exhibitions d'habitants des quatre coins du monde à l'occasion par exemple des Expositions universelles. Le racisme est encore largement répandu, y compris parmi les abolitionnistes, et les Noirs considérés comme inférieurs par une très large majorité de Français. Venus d'Afrique ou des Antilles, ils sont encore peu nombreux sur le territoire métropolitain et rarement représentés par les artistes, en partie seulement parce que les modèles et les précédents étaient rares. Peintres et sculpteurs jouèrent pourtant un rôle essentiel dans le lent cheminement vers la reconnaissance et le respect de l'Autre, de sa culture, de ce qui nous différencie et de ce qui nous rapproche. En sculpture, l'œuvre d'un Charles Cordier est particulièrement symptomatique de ces avancées, avec la tentation d'un exotisme décoratif un peu figé mais une réelle sincérité dans sa recherche de beauté et de vérité. D'après une tradition restée dans la famille Cordier, la femme ayant posé pour sa 'Câpresse des colonies' (1861, fig. 2), serait d'ailleurs la même que celle représentée par Carpeaux dans " Pourquoi naître esclave ? "7, ce que ne semblent pas tout à fait confirmer les traits respectifs de ces deux femmes.
L'esthétique proposée par Carpeaux ici est en tout cas très éloignée de celle de Cordier, avec cette femme en partie dénudée, les cheveux libres et le regard venant vigoureusement solliciter le spectateur témoin - et complice - de son aliénation. Dans le tableau que nous présentons, l'angle sous lequel il a choisi de peindre son buste, faisant particulièrement ressortir les yeux et la bouche du modèle par un jeu savant d'ombre et de lumière, souligne, peut-être plus encore que le marbre ou le bronze, la puissance de l'expression et du message véhiculé ici par Carpeaux. Cette figure de captive semble avoir fait l'objet de beaucoup de recherches de la part du sculpteur, et d'études d'après le modèle vivant. A l'origine de sa conception se trouve le projet de la fontaine de l'Observatoire, monumental groupe commandé en août 1867 pour orner une fontaine située dans l'axe reliant à Paris le palais du Luxembourg à l'Observatoire sur un plan de l'architecte Gabriel Davioud. Après plusieurs hésitations, Carpeaux se décide pour un globe soutenu par des figures symbolisant les quatre points cardinaux, qui deviendront les quatre parties du monde, allégories de l'Amérique, de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique. De la conception de ce vaste projet, il isole dès 1868 deux figures dont il propose des bustes indépendants, présentant des variantes avec le monument définitif : le " Chinois " (voir lot 143 du présent catalogue) et la " Négresse " ou " Pourquoi naître esclave ? ". Interrompu par la guerre et la Commune et des séjours londoniens, le modèle en plâtre du monument est finalement exposé au Salon de 1872 où il sera vivement critiqué avant d'être loué en 1873 lors d'une installation in situ pour en apprécier l'effet. Le bronze final sera quant à lui mis en place en août 1874.
Le choix de Jean-Baptiste Carpeaux de proposer seule la figure de l'Afrique, en lui adjoignant cette légende significative, est à n'en pas douter un acte engagé de la part du sculpteur, hostile à l'esclavage et dans un contexte suivant de près la fin de la guerre de Sécession qui avait provoqué le retour en France de ses parents qui vivaient aux Etats-Unis. Pour la concevoir, il fait appel au modèle vivant mais convoque également des références précises pour servir son propos. " Pourquoi naître esclave ? ", dans son intitulé comme dans son iconographie, n'est pas sans évoquer le médaillon abolitionniste créé à Londres en 1787 et adapté par la Société des amis des Noirs créée en France en 1788, avec la devise " Ne suis-je pas un homme ? un frère ? ". Les bras liés dans le dos, le visage tourné vers la gauche et l'expression volontaire ancrent quant à eux la figure de Carpeaux dans la tradition classique, offrant une citation limpide de l''Esclave rebelle' de Michel-Ange - auquel Carpeaux vouait une admiration sans borne - dont il fit de nombreux dessins8 (fig. 3). Si la captive sculptée de Carpeaux, à la poitrine dénudée, présente un indéniable caractère sensuel qui a pu soulever a posteriori des réserves quant à la pureté de son engagement9, le cadrage et l'angle proposés dans sa version peinte concentrent toute l'attention du spectateur sur le visage du modèle et l'intensité de son expression. Sculptée, modelée à l'aide de touches généreuses superposées et parfaitement lisibles, la présence de cette femme est telle que le tableau semble raconter la rencontre entre l'artiste et son modèle bien plus que la reprise en peinture d'un buste de terre ou de bronze. Les cheveux qui se soulèvent comme sous l'effet d'un mouvement de tête et la présence de discrètes créoles dorées aux oreilles renforcent encore le sentiment de vie et de spontanéité qui se dégage de cette œuvre, témoignant de toute la passion mise par l'artiste dans sa création passée et présente et continuant à transmettre avec puissance sa contribution contre l'inacceptable.
1. La première abolition de l'esclavage dans les colonies françaises fut votée en 1794 par la Convention. Il sera cependant rétabli le 20 mai 1802 par Bonaparte avant d'être à nouveau et définitivement aboli par décret du gouvernement provisoire de la Deuxième République le 27 avril 1848.
2. A. Higonnet, " Renommer l'œuvre ", in cat. exp. 'Le modèle noir. De Géricault à Matisse', Paris, musée d'Orsay, 2019, p. 27-31.
3. Voir cat. exp. 'Carpeaux peintre', Valenciennes-Paris-Amsterdam, 1999-2000, p. 153-156, cat. 15 à 20.
4. Selon l'expression de P. Ramade, in cat. exp. 'Carpeaux peintre', 1999, p. 36.
5. Vente du 27 mars 2019, n° 17, vendu 455.000€.
6. " Salon de 1869 ", 'Journal officiel', 19 mai 1869.
7. L. de Margerie, in cat. exp. 'Charles Cordier, l'autre et l'ailleurs', Paris, 2004, p. 13.
8. Voir cat. exp. 'Copier, créer. De Turner à Picasso, 300 œuvres inspirées par les maîtres du Louvre', Paris, musée du Louvre, 1993, n° 183 à 185.
9. Voir à ce sujet J. Smalls, "Exquisite empty shells ", in 'Slave Portraiture in the Atlantic World', Cambridge University Press, 2013, p. 303-305.
"WHY BORN ENSLAVED?". Applied to the base of a female bust (fig. 1), this inscription intrigues as much as the model's fierce gaze. However, it is with the official title of "Négresse" that it was unveiled for the first time at the Salon of 1869; quite incomprehensible in 2020, this title must not hide the activism in Jean-Baptiste Carpeaux's process within the specific context of late 19th century France. The second abolition of slavery had occurred only twenty years earlier,1 and the Civil War, followed very closely in France, had just ended with the victory of the North and the abolition of slavery in the USA in 1865. In the catalogue of the recent exhibition organized by the Musée d'Orsay and Wallach Art Gallery called "Le Modèle Noir [English title: "Posing Modernity: The Black Model from Manet and Matisse to Today"]", Anne Higonnet discusses the complex question of titles of works including racial markers, which must be renamed without however supressing the former names that are part of their history. The sculpted versions of Carpeaux's captive, as well as the newly discovered painted version presented here deserves to be renamed: "Why Born Enslaved? [previously called Négresse]".2
Executed with the freedom of handling typical of Carpeaux's expressions on canvas, this painted version of "Why Born Enslaved?", recently rediscovered, can now be added to the corpus of paintings made by the sculptor after his own works, a corpus that is still quite small as it comprises only six numbers of the 311 catalogued by Laure de Margerie and Patrick Ramade in 1999.3 The intimate character of Carpeaux's painted oeuvre destined for a circle of intimates and, with a single exception, never exhibited during his lifetime, explains the great spontaneity of these works, their sincerity, the visible pleasure taken by the artist in spreading the colour, and finally their modernity. Those that illustrate his sculptures are not preparatory studies, but in fact later reinterpretations, "recreations" of the model, often made in grisaille (such as his Ugolino on panel from the Lafarge collection, sold by us in 2019)5 or, as is the case here, in monochrome ranging from pink to brown with a few ochre touches, evoking the nuances of earth.
Already mentioned above, the bust interpreted here by Carpeaux on a canvas was exhibited for the first time at the 1869 Salon, probably in marble. It was very popular, and was bought by the Emperor for his apartments at Saint-Cloud and praised by Théophile Gautier: "The Négresse, with the rope that attaches her arms at her back and strains at her breast, raises to the sky the only free thing that a slave owns, their gaze, a look of despair and of mute reproach, a useless call for justification, a bleak protest against the crush of destiny. It is a piece of rare vigour in which ethnographic accuracy is dramatized by a profound feeling of pain."6 The phrase "ethnographic accuracy" used here by the writer reflects the preoccupations and research done in the period that followed the abolition of slavery. The curiosity towards the Other and the thirst for discovery are manifested in forms, some more successful than others, in Europe, ranging from the creation in 1859 of the Société d'anthropologie de Paris to the exhibitions of inhabitants from the four corners of the world, for example during the Universal Expositions. Racism was still widespread, including among abolitionists, and Blacks were considered inferior by a large majority of French people. Coming from Africa or the Caribbean, few were to be found on the French mainland and they were rarely depicted by artists, partly because models and precedents were rare. Painters and sculptors nevertheless played an essential part in the slow path towards recognition and respect for the Other, different cultures, what differentiates us and what brings us together. In sculpture, the work of artists such as Charles Cordier is especially typical of this progress, with the temptation for a rather stiff form decorative exoticism, but shows true sincerity in his search for beauty and truth. According to a tradition in the Cordier family, the woman who posed for his Woman of the Colonies (1861, fig. 2), is said to be the same person portrayed by Carpeaux in "Why be Born a Slave?"7, although the features of these two women do not seem to confirm this completely.
The aesthetic proposed by Carpeaux here is in any case very far from Cordier's, with the woman partly naked, her hair free and the gaze which comes to vigorously seek the viewer, a witness to - and accomplice of - her alienation. In the painting presented here, the angle from which Carpeaux has chosen to paint the bust, showing the model's eyes and mouth with a skilful play of light and shadow, emphasizes, possibly even more than the marble or bronze versions, the power of the expression as well as the message transmitted by Carpeaux. This figure of a captive seems to have been the subject of much study by the sculptor and of many sketches from life. The origin of this creation is the project for the Fountain of the Observatory, a monumental group commissioned in August 1867 to decorate a fountain on the axis that links the Luxembourg Palace and the Observatory in Paris planned by the architect Gabriel Davioud. After much hesitation, Carpeaux decided on a globe supported by figures symbolising the four points of the compass, which would become the four parts of the world, allegories of America, Europa, Asia and Africa. From the conception of this huge project, and as early as 1868, he separated two figures for which he proposed independent busts, containing variants compared to the definitive monument: the "Chinese man" (see lot of the present catalogue) and the "Négresse" or "Why Born Enslaved?". Interrupted by the war and the Paris Commune as well as time spent in London, the plaster model of the monument was finally exhibited at the 1872 Salon where it was strongly criticized, before being praised in 1873 when an installation onsite was organized to appreciate its effect. The final bronze was installed in August 1874 (fig. 3).
Jean-Baptiste Carpeaux's decision to offer the figure of Africa alone, adding this significant inscription, is without doubt a gesture of activism by the sculptor, who was hostile to slavery, in a context that closely followed the end of the Civil War that had provoked the return to France of his parents who lived in the USA. To conceive it, he used a living model, but also evokes precise references to serve his statement "Why born enslaved?" in both his title and iconography. It could evoke the abolitionist medallion created in London in 1787 and adopted by the Société des Amis des Noirs founded in France in 1788, with the motto "Am I Not a Man? A Brother?". The arms bound in the back, the face turned to the left and the voluntary expression anchor Carpeaux's figure in the classical tradition, providing a clear citation of Michelangelo's Rebel Slave for which the sculptor's admiration was unlimited and of which he made numerous drawings8 (fig. 4). Although Carpeaux's sculpted captive with bare breast has an undeniably sensual character which could have caused subsequent reservations regarding the purity of his commitment,9 the composition and angle used in the painted version concentrate all the viewer's attention on the model's face and the intensity of her expression. Sculpted, modelled using generous superimposed touches that are perfectly legible, the presence of this woman is such that the painting seems to be describing the encounter between the artist and his model much more than the repetition in paint of a clay or bronze bust. The hair which lifts as if from a movement of the head and the presence of discrete golden earrings, again reinforce the sentiment of life and spontaneity that emanates from this painting, showing all the passion placed by the artist in his creation, both past and present, and continuing to transmit powerfully his activism against the unacceptable.
Traduction de Jane MacAvock
1. The first abolition of slavery in the French colonies was voted for in 1794 by the Convention. However, itw as re-established 20 May 1802 by Bonaparte before being again, and permanently, abolished by a decree of the provisional government of the Second Republic on 27 April 1848.
2. A. Higonnet, "Renommer l'œuvre", in exh. cat. Le modèle noir. De Géricault à Matisse, Paris, musée d'Orsay, 2019, p. 27-31.
3. See exh. cat. Carpeaux peintre, Valenciennes-Paris-Amsterdam, 1999-2000, p. 153-156, cat. 15 à 20.
4. According to P. Ramade expression, in exh. cat. Carpeaux peintre, 1999, p. 36.
5. Sale of 27 March 2019, n° 17, sold for € 455,000.
6. "Salon de 1869", Journal officiel, 19 May 1869.
7. L. de Margerie, in exh. cat. Charles Cordier, l'autre et l'ailleurs, Paris, 2004, p. 13.
8. See exh. cat. Copier, créer. De Turner à Picasso, 300 œuvres inspirées par les maîtres du Louvre, Paris, Musée du Louvre, 1993, n° 183 à 185.
9. For this see J. Smalls, "Exquisite empty shells", in Slave Portraiture in the Atlantic World, Cambridge University Press, 2013, p. 303-305.