Comment:
Nous ne manquons jamais d'être surpris, à chaque nouvel exemple qu'il nous est donné de connaître, par les histoires agitées qui entourent la plupart des œuvres du Caravage et leur redécouverte, ainsi que par l'appropriation que nombre de ses contemporains firent de ses compositions, très rapidement après leur invention par le maître. Sans avoir eu ni apprenti ni atelier à proprement parler, Caravage fut certainement le peintre qui fit le plus d'émules, souvent eux-mêmes artistes de grand talent, expliquant le nombre important de copies anciennes de belle qualité, parfois avec des variantes, en circulation et les passions déchaînées par chaque redécouverte.
C'est ainsi que sa 'Conversion de la Madeleine', chef-d'œuvre aujourd'hui conservé au musée de Detroit (fig. 1), ne trouva tout d'abord pas preneur lorsque son précédent propriétaire la présenta en vente publique à Londres le 25 juin 1971. Ce n'est qu'en 1973 qu'elle fut finalement acquise par l'institution, dont elle constitue l'un des fleurons. Il faut dire que plusieurs versions de cette composition, datée par les historiens de la fin des années 1590 et ayant appartenu à la nièce du pape Clément VII Aldobrandini, étaient répertoriées, ne facilitant pas la tâche des historiens. Celle que nous présentons ici, qui bien entendu n'a jamais été considérée comme la version initiale, était connue de longue date parmi les copies anciennes et présente l'intérêt d'avoir été réalisée non pas servilement mais avec de notables variantes par un artiste au talent certain.
L'iconographie de ces tableaux est peu fréquente, et on ne sera guère surpris de lire que le marquis de Migieu, propriétaire de notre tableau au XVIIIe siècle, l'avait décrit dans son inventaire comme " Bohémienne disant la bonne aventure à une femme accoudée sur un tapis de Turquie "1. Le personnage central est celui de Marie - également désignée comme Marie-Madeleine du fait de la confusion existant alors entre les deux personnages évangéliques de Marie de Madgala et de Marie de Béthanie2 - richement vêtue, accoudée à un miroir, tenant une fleur et placée devant une table couverte d'un magnifique tapis. Les codes iconographiques, une belle jeune femme entourée d'objets rappelant sa beauté, certains comme les fleurs ayant un caractère éphémère, sont ici ceux de la Vanité. En face d'elle, dans un vêtement plus sobre et nous tournant partiellement le dos, se tient sa sœur Marthe, qui semble énumérer ses dépenses. Cette opposition entre les deux sœurs, incarnant ici vanité et modestie, renvoie au passage de l'Evangile de Luc où Marthe reproche à sa sœur, assise auprès du Christ pour l'écouter, de ne pas venir l'aider aux tâches ménagères (Lc X, 38-42). Ces deux comportements ont parfois été interprétés comme symboliquement représentatifs des deux aspects de la vie chrétienne, actif et contemplatif.
Une occurrence plus ancienne de cette iconographie existe dans l'œuvre de Bernardino Luini (fig. 2, San Diego, Timken Foundation). Elle semble avoir été le plus souvent représentée ensuite au XVIIe siècle, et particulièrement à Rome dans l'entourage du Caravage ; citons notamment les tableaux de Simon Vouet (Vienne, Kunsthistorisches Museum), d'Orazio Gentileschi (Munich, Alte Pinakothek) ou encore de Carlo Saraceni, dont le tableau original est connu par des copies (une est conservée au musée des Beaux-Arts de Nantes). Synthèse entre la composition du Caravage et celle de Saraceni, notre tableau fait partie des trois versions répertoriées3 présentant la particularité d'avoir placé sur la table un tapis richement orné et devant le miroir à droite un bouquet de fleurs, contenu dans un vase rappelant l'attribut traditionnel de la Madeleine.
1. G. Dargent, 'op. cit.'
2. C'est avec le concile Vatican II que sera définitivement abandonnée la position selon laquelle les deux femmes n'en font qu'une, Marie de Magdala étant désormais fêtée le 22 juillet et Marie de Béthanie le 29 juillet.
3. L'une des deux autres versions se trouvait anciennement dans la collection Weitzner aux Etats-Unis et la seconde dans les collections de l'Indiana University Art Museum, voir L. Salerno, op. cit., fig. 35 et 36.