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" Ma spécialité est de peindre les gens à cheval1 "
En 1842, alors qu'Alfred de Dreux écrit au ministre de l'Intérieur afin d'obtenir la commande du portrait équestre du duc d'Orléans en grand uniforme - commande qu'il obtiendra, le tableau est aujourd'hui conservé au musée des Beaux-arts de Bordeaux - il n'hésite pas à se proclamer, dans un exercice d'auto plébiscite calculé, spécialiste du portrait équestre, ce qu'il était assurément au tournant des années 1840, reconnu par ses pairs et le public. Ses portraits étaient alors particulièrement prisés par l'ensemble des personnalités mondaines de la bonne société parisienne. Il est alors de bon ton de se faire représenter à dos de cheval. Il l'est encore plus lorsque le peintre s'appelle Alfred de Dreux.
Dès son plus jeune âge, notre artiste est confronté à la peinture par l'intermédiaire prestigieux de Théodore Géricault, alors fidèlement lié à la famille de Dreux par le biais de son ami Pierre-Joseph Dedreux-Dorcy, l'oncle d'Alfred, rencontré dans l'atelier de Pierre-Narcisse Guérin en 1810. Le jeune homme, que Géricault portraitura à de nombreuses reprises fut profondément marqué par l'art de celui qui deviendra son mentor, son père spirituel dans la peinture. Après la mort tragique de ce dernier, Alfred de Dreux intègre l'atelier de Léon Cogniet, mais c'est bien l'influence du maître du Radeau de la Méduse que de Dreux conservera toute sa carrière.
L'œuvre que nous présentons en témoigne sensiblement. Indubitablement, Alfred de Dreux a Géricault dans l'œil lorsqu'il fait voltiger son pinceau sur cette impressionnante toile. La référence au maître disparu est claire et pose la question des origines et de la datation de l'œuvre. Car depuis sa redécouverte récente, notre toile fut présumée être le tableau de jeunesse perdu de l'artiste, une version du célèbre sujet de Mazeppa. Thème pictural prisé au début du XIXe siècle, il suscita chez les romantiques une profusion de toiles par Boulanger, Chassériau, Vernet, Géricault ou encore Delacroix. Cette légende inspirée d'un poème de Lord Byron conte les aventures du général déchu Mazeppa qui fut torturé et ligoté nu sur un cheval nerveux lancé à vive allure pour avoir séduit la jeune épouse du roi de Suède Charles XII dont il était le serviteur. Il apparait avec certitude que le jeune Alfred de Dreux se prit au jeu de la représentation du poème de Byron. L'œuvre en question fut présentée lors de la vente après-décès de l'artiste en 1860.
Si le tableau que nous présentons a été considéré comme cette œuvre de jeunesse vendue 110 francs lors de la vente d'atelier et aujourd'hui non localisée, cette hypothèse nous semble devoir être remise en question. Plusieurs arguments viennent en effet à l'appui de notre démarche. En premier lieu, et de façon tout à fait factuelle, le tableau en question est décrit précisément par Philippe Burty dans le compte-rendu de la vente d'atelier publié dans la 'Gazette des Beaux-Arts' : " Mazeppa. Grande toile commencée en 1825 et laissée inachevée. Mazeppa est lié sur le dos d'un cheval qui n'a pu franchir complètement un bras de rivière, et qui glisse en voulant remonter la berge. 110 fr.²". En l'espèce, le célèbre critique fait état d'un Mazeppa bel et bien figuré et ligoté sur le dos du cheval, ce que nous n'avons pas (et n'avons manifestement jamais eu) sur cette toile, pas plus que nous n'y distinguons de bras de rivière et de cheval glissant à proprement parler. Ici, Alfred de Dreux fait frapper les vagues d'une mer agitée contre des côtes rocheuses, sur lesquelles notre héros animal grimpe glorieusement, les ruissellements mêlant sueur et eau témoignant de la force et de la puissance de l'effort. Une autre source, mise en exergue par Marie-Christine Renaud dans son ouvrage fait également état de ce tableau de jeunesse qui présente bien les éléments du Mazeppa, inspiré -voire copié- de Géricault3.
Mais au-delà de ces considérations iconographiques et objectives qui différencient clairement les deux œuvres, les détails plastiques du tableau nous rendent à l'évidence : la touche est ici grasse, épaisse, rapidement jetée. La manière est libre, affirmée sans aucune hésitation. Nous sommes loin des balbutiements du pinceau d'un artiste adolescent encore sous influence. L'œuvre s'impose au spectateur avec fracas. Elle est assurément l'œuvre d'un peintre au fait de son art, sûr de son talent. De Dreux sublime ici l'anatomie par des effets de lumière presque baroques, les combinant avec des nuances subtiles de rose, rouge, bleu et vert qu'un nettoyage récent a permis de dévoiler.
Stylistiquement et plastiquement, ce tableau nous semble pouvoir être daté de la fin des années 1840 ou du début des années 1850. Alfred de Dreux jouit alors d'une importante renommée auprès de la haute société contemporaine. Il est considéré comme le peintre dandy parisien par excellence, portraiturant les plus grands. Mais son art semble s'être pris dans une routine presque fatale. Il est entré dans un confort qui ne laisse plus de place aux prises de risque picturales. Comme la citation en incipit de cette étude le suggère, l'artiste semble s'accommoder de sa situation établie de maître dans le portrait équestre, comportement favorisé par sa réussite commerciale, qui toucha par analogie également sa représentation du cheval, devenue plus convenable.
Par cette œuvre magistrale et remarquablement ambitieuse, Alfred de Dreux souhaite rappeler au spectateur que, loin de l'industrialisation mondaine dans laquelle on lui reprocha souvent d'avoir fait sombrer sa peinture, il reste cet artiste fabuleux, éminemment romantique et surtout virtuose dans la représentation du cheval sous toutes ses formes. Ce Cheval sortant de l'eau par temps d'orage s'apparente à un cri silencieux de l'artiste, qui, au moyen de cette toile et de cette bête sortant des profondeurs de l'obscurité, confesse les dérives de son art et en provoque la renaissance.
Nous remercions la galerie Brame et Lorenceau de nous avoir confirmé l'authenticité de ce tableau. La copie d'un avis en date du 17 mai 2018 sera remise à l'acquéreur.
1. Cité par M.-Ch. Renaud, 'op. cit'., p. 79
2. Ph. Burty, " Vente de tableaux et Ă©tudes d'Alfred de Dreux ", in 'Gazette des Beaux-Arts', 1860, p. 248
3. M.-Ch. Renaud, 'L'univers d'Alfred de Dreux', Arles, 2008, p. 68