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Héritier d'une formation strictement académique, d'abord initié à l'art de Cabanel et de Bouguereau, Lucien Lévy-Dhurmer donne pourtant naissance à une œuvre riche et novatrice. De 1887 à 1895, l'artiste travaille en effet comme ornemaniste puis directeur d'une manufacture de céramique à Golfe Juan. Cette appétence pour le renouvellement des formes et des techniques, cette curiosité plastique et intellectuelle éclaire et détermine l'ensemble de sa production future.
En 1894, la revue L'Art et la Vie lui donne l'occasion d'exposer ses œuvres à côté de celles des autres " peintres de l'âme " que sont Carlos Schwabe, Aman-Jean ou encore Alphonse Osbert. L'assimilation des ressources académiques, les emprunts au luminisme des impressionnistes, la parfaite maîtrise du pastel remis à l'honneur par Odilon Redon servent chez lui une esthétique symboliste.
Cette exposition des " Peintres de l'âme " est un succès pour Lévy-Dhurmer qui va désormais se consacrer exclusivement à la peinture. L'artiste part en voyage en Italie pendant l'année 1895. Le répertoire classique comme les œuvres de Michel-Ange vont désormais inspirer certaines de ses œuvres. La Nuit que nous présentons au lot 182 témoigne de cet emprunt aux allégories de la Renaissance au service d'une rhétorique symboliste.
En 1896, la galerie Georges Petit organise la première exposition monographique consacrée à Lévy-Dhurmer. Une variante de La Bourrasque (lot 177) est présentée et séduit le public parisien. Cette figure de l'automne est un manifeste de l'art symboliste de Lévy-Dhurmer : elle répond parfaitement à la vocation de ce mouvement telle que la définit Moréas: " vêtir l'Idée d'une forme sensible ". Le profil d'une femme, cheveux aux vents, soufflant, dans un tourbillonnement de feuilles mortes, apparaît par magie. La réalité cède le pas à la vision, l'élément naturel du vent à un souffle plus spirituel. A l'instar de la poésie de Mallarmé ou de Milosz, il faut lire en filigrane dans cette évocation du vent d'automne celle de plus funèbres pensées…
Après cette exposition rue du Faubourg-Saint-Honoré Lévy-Dhurmer connaît un succès mondain. Il s'adonne alors à l'art du portrait comme en témoigne notre Rosita (lot 179). Les compositions florales occupent aussi l'artiste. Comme Gallé, et les protagonistes de l'Art Nouveau qui connaît son apogée, Lévy-Dhurmer se montre sensible à la symbolique des fleurs. Nos chrysanthèmes (lot 178) en sont un bon exemple, fleurs nouvellement importées du Japon, considérées alors comme un symbole de joie et de beauté. Le Sar-Péladan invite Lévy-Dhurmer en vain aux salons de la Rose-Croix : l'artiste refuse d'être attaché à un groupe d'artistes ou une manifestation particulière et gardera fièrement cette indépendance jusqu'à la fin de sa carrière.
Dans les années qui suivent l'artiste multiplie les variations symbolistes de figures féminines inspirées des pièces de Beethoven, Fauré ou Debussy. Longtemps négligé, considéré à priori comme dénué d'intérêt, le paysage va finalement séduire Lucien Lévy-Dhurmer. Paysages urbains d'abord : l'artiste multiplie les croquis de Paris, et notamment de la place de la Concorde. Un album de dessin conservé au musée du Louvre et provenant de la même collection que nos œuvres (RF 35508, 49) pourrait préparer le pastel que nous présentons au lot 179. C'est une étonnante réussite que ces harmonies colorées, le scintillement des jets d'eaux dans la nuit parisienne, théâtre poétique et nocturne où jouent les chevaux de Coustou et les créatures maritimes d'Hittorff.
A partir des années 1900, Lévy-Dhurmer adopte une manière vaporeuse presque pointilliste, qu'il expérimente dans le sillage des néo-impressionnistes. Il excelle dans le rendu de cet brouillard pénétrant que parfait la pulvérulence du pastel. Il met toujours cette maîtrise technique au service d'un art symboliste et idéaliste. Dans La Renaissance païenne (1), Léon Thévenin expliquait le goût affirmé de Lévy-Dhurmer pour les " séductions de la nuit et ses vaporeuses tendresses ", pour " ces diffuses clartés qui réfléchissent les nappes d'eau sous la limpide infinitude du soir." Les lots 183 et 185 sont une démonstration de cette séduction : les éléments fusionnent sous l'estompe pour donner naissance à des paysages évanescents et entretenir un climat de mystère. Il faut comme Mauclair et l'ensemble de la critique y voir un symbole de l'âme, lorsqu'à l'heure des rêves, paisible ou inquiète, tout n'est plus pour elle que vision et leurre. Entre 1925 et 1935, Lévy-Dhurmer entreprend plusieurs séjours autour des lacs Léman et du Bourget. Durant ces années il conserve ces camaïeux de bleu sombre. La communion des éléments, l'air, la terre et l'eau, ira en s'accentuant jusqu'à la mort de l'artiste, en 1953, pour donner naissance à des monochromes bleus, couleur spirituelle s'il en est, ultime manifestation de cette peinture de l'âme qu'aura défendu fidèlement Lévy-Dhurmer à l'heure des avants garde et de l'abstraction.
1. La Renaissance païenne, étude sur Lévy-Dhurmer, Paris, 1898, p. 5