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Cette oeuvre est une version au crayon de l'autoportrait réalisé à l'huile sur toile par l'artiste en 1848 et conservé au musée d'Orsay. La dédicace s'adresse très certainement à son ami Armand Du Mesnil.
Bien que soutenu par une poignée d'artistes majeurs (Théophile Gautier, Carolus Duran, Fromentin, Puvis de Chavannes …), le triomphe qu'Alfred Dehodencq espéra toute sa vie ne fut que posthume. En 1895, une exposition rétrospective au Salon des peintres orientalistes lui fut dédiée. Peu à peu les musées nationaux, en exposant ses œuvres majeures, consacrèrent l'artiste.
Alfred Dehodencq naît le 23 avril 1822 à Paris d'un père officier. Précoce enfant du siècle, Alfred voue un culte à Chateaubriand et à Géricault. Il commence des études au lycée Condorcet mais rejoint à l'âge de dix-sept ans l'atelier de Jules Coigniet. Il devient son élève favori, exécute les mains de certains portraits du maître et en 1844 expose au Salon des tableaux religieux. Alfred Dehodencq a 22 ans et entame une carrière académique parfaite.
C'est sans compter sur son tempérament. Fougueux, passionné, il admire Delacroix et les peintres du romantisme. Cependant, il veut rompre avec la peinture d'Histoire convenue et se range du côté des naturalistes. Il se fait le témoin des événements contemporains (La dernière charrette, 1848) avant d'être blessé lors des sanglantes journées de Juin 1848. Contraint à peindre de la main gauche, il exécute l'autoportrait conservé au musée d'Orsay et dont nous présentons une version (lot 74) dédicacée très probablement à son ami Armand du Mesnil.
En juin 1849, Dehodencq toujours souffrant part se soigner à Barèges dans les Pyrénées. Il l'ignore mais il quitte Paris pour six ans. En effet, Dehodencq gagne l'Espagne, premier pays d'Orient pour le voyageur français. Dehodencq séjourne à Madrid, y capture au détour de chaque ruelle les évènements quotidiens qui l'enchantent : processions, combats de taureaux, marchands d'oranges, rien n'échappe à sa plume et à son crayon frénétiques. Il gagne ensuite Séville et traverse la campagne andalouse où il se plait à croquer paysannes et bohémiennes au travail ou en liesse. Le dessin présenté au lot 76 est sans doute une étude pour La marche des paysans andalous, tableau de 1853 conservé au musée de Condom (Gers). La saveur picaresque, l'âpreté vraie de ces moments saisis par l'artiste se goûte dans chacun de ses travaux. Après Séville, c'est Grenade et Cordoue, et enfin Cadix qui ouvrent leurs portes à Dehodencq qui survit grâce aux rares commandes d'Antoine d'Orléans et aux portraits qu'il réalise pour ses hôtes.
De Cadix, il se rend au Maroc qu'il sillonne plusieurs semaines durant en 1853 et 1854. De Tanger à Mogador, de Tétouan à Larache, Dehodencq ne s'arrête plus de dessiner ni de peindre. Partout il est séduit par la féerie de cet Orient sauvage, l'éblouissement de contes que le peintre traduit par ses symphonies de couleurs éclatantes propres à faire entendre le bruit enivrant des foules bigarrées. " J'ai cru en perdre la tête (1) " confesse-t-il. Au Maroc plus qu'ailleurs il cultive le paradoxe d'un artiste hors norme qui s'affirme autant comme un talentueux coloriste continuateur de Delacroix que comme un consciencieux observateur érigeant le réalisme en vertu. Toutes ses œuvres d'alors témoignent de cette " étonnante aptitude ethnographique, instinct profond des races² " qui se côtoient : marocains, nègres du Soudan et juifs aux rapports tumultueux que l'on retrouve sur les nombreux dessins.
Après un retour rapide à Paris, marqué par les désillusions, Dehodencq repart à Cadix en décembre 1855. Au terme de deux ans d'une passion mouvementée il épouse mademoiselle Calderon y Sarmiento. Il aura d'elle trois enfants : Alfred, Edmond et Marie, qu'il se plaît à dessiner et peindre (lots 92, 96, 97…).
De Cadix, Dehodencq multiplie les allers-retours pour le Maroc. Son art du dessin se fait plus savant, comme en témoignent les études pour Le Conteur marocain (lot 79) ou Le mariage juif (lot 78). Les dessins de Dehodencq ne servent pas simplement à délimiter les grands axes des compositions ultérieures : déjà ils donnent par leur force expressive le mouvement et la couleur. Sans cesse répétées, ses études se multiplient, toujours plus justes et conformes à l'émotion éprouvée par l'artiste. Aucune sécheresse ni mécanisme cependant dans ces lignes agitées et vivantes.
Car la technique s'adapte aux variétés des sentiments et des sujets. Tantôt la plume se précipite pour saisir l'arabesque d'un déhanchement, d'un coup de bâton assené, de l'ondulation d'une danse… Tantôt le crayon se fait minutieux pour modeler avec précision et chaleur les traits des êtres qu'il chérit. Avant même de peindre l'œuvre de Dehodencq est celle d'un coloriste : pour jouer des ombres et de la lumière le dessinateur écrase sa plume, étale et dilue l'encre, estompe la mine de plomb et le fusain.
En 1854, l'artiste avait reçu commande du fils de Louis-Philippe, Antoine d'Orléans, duc de Montpensier d'un cycle de quatre peintures sur Christophe Colomb pour le couvent de la Rabida, en Andalousie. A son retour à Paris en 1863, Dehodencq reprend ce thème pour un tableau présenté en 1863 et ajouté par Napoléon III à sa liste civile : Le retour de Christophe Colomb au couvent de la Rabida. Nous proposons au lot 86 une étude sans doute préparatoire à cette toile. On peut voir dans cette étude puissante et nerveuse l'abattement du navigateur et de son fils, la noble souffrance de l'aventurier et du père auquel Dehodencq s'assimile lorsqu'à son retour d'Espagne le succès le fuit.
Riche de tous ses carnets de voyage, Dehodencq réalise encore de nombreuses toiles orientalistes. La Justice du Pacha (lot 78) en 1866 ; Les adieux du Roi Boabdil à Grenade (lot 90) en 1869 ; L'arrestation d'un juif à Tanger, (lot 77) ponctuent avec les Salons sa carrière. Durant la dernière décennie de sa vie, poursuivi par le malheur, les dessins et les toiles de Dehodencq se font plus intimistes : portraits de famille, intérieurs de son atelier (lots 98 et 99), scènes parisiennes et campagnardes (lots 88 et 95) défilent sur son chevalet jusqu'à sa mort le 2 janvier 1882.
1. Alfred Dehodencq, correspondance citée par Gabriel Séailles in Dehodencq, Histoire d'un coloriste, Paris, 1885, p. 119
2. Théophile Gautier cité par Gabriel Séailles, in Alfred Dehodencq, l'homme et l'artiste, Paris, 1910, p. 76