Comment:
Œuvre en rapport :
Un dessin très probablement préparatoire à ce portrait, the Art Museum of Princeton University (Gouzi, p. 334, n° D 5)
Rares sont les tableaux qui parviennent jusqu'à nous totalement préservés des aléas du temps. C'est pourtant le cas de ce portrait présenté dans un exceptionnel état et conservé précieusement par les descendants du modèle jusqu'à nos jours.
Les empreintes du rabot sur le châssis, les clous fixant cette toile légèrement distendue et cette belle moulure dessinée dans un chêne ancestral qui encadre ce visage épanoui du Siècle des Lumières ; voilà ce qui apparait lorsque l'on s'approche de ce portrait de Pierre de Vigny.
Réalisée il y a près de trois siècles, le parfait état de conservation de cette huile sur toile témoigne des très hautes exigences techniques des peintres du XVIIIe siècle.
Jean Restout réalise un portrait à la fois intime et empreint d'une grande dignité. Les traits de cet architecte à l'honnête carrière au service de Louis XV sont fixés avec souplesse et brio ; la délicate harmonie des couleurs et ce jeu savant des bleus et des gris, des blancs et des roses nous séduisent. Tout dans ce portrait nous laisse deviner la proximité du peintre et de son modèle qui furent sans doute amis.
L'architecte Pierre Vigné, dit Vigné de Vigny (1690 - 1772), était de la même génération que Restout et tous deux travaillèrent à la fois pour le Régent et le duc de Luynes. Christine Gouzi ne sait si le portrait fut exécuté dans les années 1720 ou au début des années 1730 mais selon elle le modèle n'est pas âgé de plus de 40 ans sur notre tableau1. Le peintre le représente dans son cabinet de travail, un compas à la main devant une bibliothèque contenant des ouvrages de Vitruve et les 'Mathématiques du constructeur'.
Bien qu'il semble avoir été un bon praticien, l'œuvre de Pierre de Vigny n'a pas été considérable. Nous lui devons la façade de l'hôtel Chenizot à Paris et le corps principal du château de Malesherbes, élevé entre 1720 et 1724 alors qu'il n'était encore que le collaborateur de Robert de Cotte. Il apporte au financier Antoine Crozat des solutions sages mais pratiques pour l'aménagement de la cour du Dragon et sa réalisation la plus ambitieuse reste l'Hospice général de Lille sur lequel il travailla à partir de 1739. La longue façade de près de 140 mètres de long de cet édifice témoigne de l'ampleur du projet qui prévoyait initialement six cours intérieures alors que seules trois furent construites.
Au-delà de ces projets construits, il convient de s'attarder avec une attention extrême sur la personnalité de cet honnête homme membre de plusieurs sociétés savantes et grand collectionneur de peintures (parmi lesquelles figuraient plusieurs tableaux de Restout).
Envoyé jeune à Constantinople pour étudier l'opportunité de la reconstruction de l'Ambassade de France dominant les rives du Bosphore, il en accompli des relevés complets et y réalisa d'ambitieux projets qui ne virent jamais le jour, puisque la Maison de France attendit sa reconstruction jusqu'en 1775. Notre jeune architecte prit son temps sur le chemin du retour et séjourna sept semaines à Rome. Alors que ses contemporains Robert de Cotte et Ange-Jacques Gabriel ne retenaient que les leçons du Bernin, Pierre de Vigny fut fasciné par l'œuvre de son grand rival Borromini.
Chez Pierre de Vigny, l'œuvre théorique est bien plus importante que ses réalisations architecturales. Ses écrits nous semblent aujourd'hui totalement avant-gardistes pour son époque. Sa vision théorique semble en effet avoir sauté l'époque néoclassique pour épouser le romantique architectural et la combinaison infinie des influences et des formes.
Rejetant l'architecture classique, il écrit ainsi en parlant de Borromini : " Cet architecte las d'être resserré dans la manière gênante de l'antique, se livra (…) à la beauté de son génie, et fit des merveilles sans suivre aucune règle prescrite par les monuments de son pays, comme on peut voir à l'Eglise de la Sapience2".
Appelé à Reims, il répare de fond en comble la cathédrale et déploie un somptueux ensemble de grilles au pourtour et à l'entrée du chœur. Cette expérience semble avoir une fois de plus nourri la vision originale de son art. Dans sa Dissertation sur l'architecture qu'il présenta pour sa réception à la Société royale en 1740 et publia en 1752, il relève les beautés particulières à chaque grand monument de diverses civilisations et révoque la primauté reconnue par l'Occident aux ordres gréco-romains. Le qualificatif de gothique est largement étendu au Moyen-âge chrétien, de Théodoric au flamboyant. Parmi les références dont Vigny émaille son plaidoyer pour l'art gothique, il est intéressant de relever Royaumont et Saint-Nicaise de Reims entre Cantorbéry et Beauvais.
Comme l'écrit Michel Gallet : " Dans le courant de pensée qui prépare insensiblement la réhabilitation de l'art médiéval, un Jean-François Félibien, un Michel de Marolles ont pu précéder Vigny. Il reste que le ton de ses pages étonne à la date de 1740. L'architecte occupé à restaurer Reims rejoint, sans les connaitre, et dépasse en conviction ses deux contemporains, les lyonnais Delamonce et Clapasson3 ". S'écartant des classiques, Pierre de Vigny utilise l'architecture gothique pour célébrer Borromini dont les détracteurs avaient souvent dit que son art était un retour à l'inspiration gothique. Mais si ces " écarts de conduite " étaient tolérés dans les arts décoratifs, ils allaient néanmoins être condamnés par la pensée unique des années 1750, c'est-à-dire par Jacques-François Blondel et les conseillers artistiques de Madame de Pompadour alors que les réflexions de Vigny auraient ouvert des voies que l'architecture ne parcourra que cent ans plus tard :
" Puisqu'il y a plusieurs routes pour réussir, il faut chercher un moyen pour les varier et les augmenter à l'infini : il faut adopter les productions de tous les peuples et de tous les siècles, les perfectionner, les délivrer de la tyrannie de la mode antique, et par une entière liberté d'exercer son génie, prendre de chacun ce qu'il y a de mieux pensé pour le mettre en usage4. "
1 - Christine Gouzi, 'Jean Restout, Peintre d'histoire à Paris', Paris, 2000, p. 208
2 - Pierre de Vigny, 'Mémoire sur l'architecture', BN, Manuscrit français 19094, f°6, r°
3 - Michel Gallet, " L'architecte Pierre de Vigny 1690-1772. Ses constructions, son esthétique ", in 'Gazette des Beaux-Arts', novembre 1973, p. 278.
4 - Pierre de Vigny, 'op. cit.'