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Antoine de SAINT-EXUPERY
Lettre à l'Otage
Estimation:
€20,000 - €25,000
Sold :
€25,741

Lot details

Lettre à l'Otage

Du Portugal à New York

"Je suis maigre d'une vie si elle commence à quarante ans."

Manuscrit autographe. Vers 1941. 7 ff. in-4, papier pelure jaune. Nombreuses ratures. Texte du chapitre Ier de la Lettre (cf. Pléiade, II, p. 89 à 91).
L'important manuscrit de la Lettre à un Otage, élaboré de 1940 à 1943, compte 162 pages manuscrites et dactylographiées. Les éditeurs précisent que les fragments manuscrits du document, conservé à la Smithsonian Institution de Washington, sont "pratiquement illisibles. On sait combien l'écriture de Saint-Exupéry est difficile à déchiffrer." (Pléiade, II p. 1277). Concernant le début du texte, ils précisent encore : "Nous n'avons pas, pour cette première partie de chapitre de document plus élaboré, si ce n'est une dactylographie corrigée de la première page, mais les corrections apportées y sont minimes" (note de la p. 180). Notre manuscrit, qui concerne le premier chapitre de la Lettre, en est d'autant plus important. En outre, il présente une version plus détaillée que celle publiée.
Séjour à New York. Très beau texte inédit. Après le Portugal, plusieurs pages dépeignent New York, où Saint-Exupéry se trouve absorbé par l'écriture de Pilote de guerre, mais loin de sa patrie et des siens. Le bruit de la ville est envahissant, et l'empêche d'écrire. Mais même s'il va jusqu'à dire : "Je ne sais pas l'écrire", ces pages sur New York sont remarquables. Il parvient à rendre la poésie de la ville, mais il critique aussi ce monde de la consommation :"on fabriquera des objets pour les hommes et non des hommes pour les objets". La France lui manque pourtant : il ne peut oublier la tragédie qui se déroule en France, les habitants qui essaient de survivre tant bien que mal. Surtout, il est dégoûté par les Français de New York qui résistent de loin et s'entredéchirent.
Mais le Portugal essayait de croire au bonheur, et lui laissait son couvert à sa table et ses lampions, et sa musique. Dès le premier soir j'y dînai à bord d'une caravelle. Et tout était si plein dégoût, si plein de tact, cette exposition était si mesurée, si pleine du goût si charmant, si visiblement aimé par ceux qui l'avaient faite. Et qui, me semblait-il avait désiré dire au monde " voyez la qualité de notre sourire, voilà notre visage." Et cette musique répandue disait, cette musique et non ce tintamarre, et qui faisait un bruit dans le cœur.
Mais je retournais le soir à Estoril où j'allais jeter un coup d'œil sur mes fantômes. Toujours là autour des croupiers, qui remuaient des symboles vides. Et la mer poussait dans le golfe sa dernière vague molle et toute luisante de lune, comme une robe de traîne hors de saison.
Une fois de plus je me disais : la guerre […] Ce n'est point la mort qui est tragique. La mort n'est rien si j'ai où loger mes morts. Mais on fait craquer mon armature. On veut me forcer d'habiter une grande maison vide. On me découd de mon sens de la vie. Je me réveille et ne reconnais pas les murs. Je me réveille et ne reconnais pas le balancement de l'arbre. Je me réveille et je ne reconnais pas les pas des servants. Puis j'ai voyagé sur le Siboney. Un bateau tragique parce qu'il poussait sur un autre continent ceux auxquels on demandait de recommencer d'exister. Je me disais : je puis bien être un voyageur ; non un émigrant. Je n'ai plus la force. J'ai appris des tas de choses quand j'étais petit. C'était encore tout chaud tout frais tout vivant. Tu sais comme les souvenirs d'amour. On refait bien son paquet de lettres, on y attache une ficelle rose. On conserve une fleur tombée. Et tout ça développe un charme mélancolique. Puis on rencontre une blonde aux yeux bleus et tout ça meurt. Tout ça allait leur apparaître si loin… il faut croire qu'on va revenir.[… ] Je suis maigre d'une vie si elle commence à quarante ans.
Ce n'est rien d'être loin. J'ai toujours été loin. Mon dieu, il suffit de les [voir] exister. Et la fête de la famille. Et la fête du village. Je veux bien m'écarter. Il est doux le voyage de l'enfant prodigue : c'est une fausse absence. Parce que toujours elle était debout, la maison. Absent dans la pièce à côté ou de l'autre côté de la terre. Ce n'est pas ça l'absence. C'est même la présence la plus forte : celle de la prière. Jamais femme n'a été plus présente au monde que la fiancée des marins bretons du XVème siècle quand ils doublaient le Cap Horn et vieillissaient contre le mur des vents contraires. Mais c'était le sens de leur vie, ce sens du retour et déjà quand ils s'éloignaient c'est leur retour qu'ils préparaient de lourdes mains et hissant les voiles. Mais voilà des marins auxquels on enlevait leur fiancée bretonne. Des enfants prodigues sans maison. Alors commence le vrai voyage qui est hors de soi-même. Mais comment me défaire d'une pareille trame de souvenirs.
Ah, tous ceux-là par le premier jour de soleil, après une mer détestable. Bien sûr je pensais : la moitié se soulèveront. La moitié resteront fidèles. Mais ceux-là qui se sentiront des émigrants…
Et même si j'étais émigrant, je me connais bien, comme je demeurerais égal à moi-même. Mais voilà que rien n'était simple. "Non je ne m'en vais pas !" [...] Et le son de New York. De ces lumières. Non menacées celles-là. Une ville éclairée et des voitures. Mais c'est comme si je venais ici vivre longtemps. Si effrayé! […] Et moi qui venais ici écrire ce livre que j'ai tant de mal à commencer. Parce que je ne suis pas dans mes racines. Moi qui ai écrit Vol de Nuit dans les petites cages de Magellan voilà que je ne sais pas l'écrire. Et je m'assieds devant ma feuille et je regarde Central Park et j'entends les sirènes" […]
New York. Voilà que se réveille la vie. Nous dit la première impression. Certes les affiches lumineuses et les vitrines et les cinémas. Tout de la vie d'autrefois - mais il m'apparaît quelque chose de très nouveau car je les vois de mes fenêtres… La misère avait fait tomber comme des écailles, les revêtements misérables, le style baroque des"jésuites". On avait fait tomber tous ces ornements qui nous fabriquaient du village et voilà que j'avais découvert au-dessous, comme l'admirable primitif […] quelque chose comme l'essence des êtres. A se promener en voiture à cheval tout à coup cette richesse du paysage, cette part de ciel, le miracle de la lenteur. Elles sont si strictes les choses qui se dévoilent ! Mais des fontaines. Et ces boulangeries si chaudes… Et c'est parce que la probabilité et Broadway ne m'apparaît pas d'abord comme une nature enfin retrouvée mais comme un masque. Au Portugal j'avais vu des figurants. A New York le style jésuite des civilisations modernes. […] Et que l'on fabriquera des objets pour les hommes, non des hommes pour les objets. Je retrouvai tous ces efforts victorieux contre le silence, quand il n'est que la part de silence qui […] ait compté. Tout ce triomphe contre la solitude. […] Et moi qui découvrais un peu désabusé de ma défaite et de ma guerre […] d'une ville où l'on essayait de comprendre et de mettre en formule avec des concepts provisoires et je baignais dans la plus énorme tour de Babel qui fut au monde. Des hommes qui sentaient bien qu'ils aimaient quelque chose et qu'ils défendaient quelque chose et s'évertuaient de l'expliquer et de le définir, mus de l'évident désir de le donner à quelque idole assez généreuse pour les expliquer eux-mêmes."
Et je vis bien que les camps étaient faits. Ce ne fut pas long. Car je venais écrire un livre, non me mêler aux querelles intérieures qui ne me regardent pas, essayer un peu de comprendre, en pressant de changer, ce qui ne m'apparaissait pas clair à moi-même - et voilà que merveilleusement - il n'y a pas eu d'exception - ils respectent mon dégoût de la polémique. Assez grand pour s'en passer.
Mais je la vis bien, la défaite.[…] Tout de suite il m'apparut qu'ils se détestaient les uns les autres, et que l'on eut pu les classer […] Et cette méconnaissance extraordinaire du sol - car j'avais laissé, moi, quarante millions d'habitants cultivant leur sol, tant bien que mal, élevant leurs enfants tant bien que mal, s'essayant à sauver le dépôt sacré, l'héritage sacré qui transmet le père au fils et il me semblait les voir cachant le vase et rusant pour cacher le vase. Et maladroits souvent et eux aussi plein de contradiction, mais avec l'impétueux désir d'être, de résister, de sauver quelque chose d'irréparablement perdu si on l'abandonne […]. Mais ceux qui souffrent, vous savez donc les juger. Moi je songeais à ce gouvernement qui administre une défaite. Sous le talon de son vainqueur."

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