Dessin original, signé et daté " Théophile Gautier 1841 ", en bas à gauche. Pastel, 34, 5 x 26 cm, encadrement sous verre.
Carlotta Grisi dans le rôle éponyme du ballet Giselle que Gautier écrivit pour elle.
Splendide composition dessinée l'année même de la création de Giselle à l'Opéra, le 28 juin 1841. Seuls quelques rares autres portraits de Carlotta Grisi par Gautier sont connus, dont un à l'huile, un au pastel daté de 1866 ayant appartenant à Serge Lifar, trois petits à la mine de plomb.
Giselle ou les Wilis, inspiré d'une légende allemande rapportée par le poète Henrich Heine. Pour la partition d'Adolphe Adam, Théophile Gautier composa son texte en collaboration avec le librettiste à succès Henri de Saint-Georges. De manière novatrice, il s'attacha à servir le travail du chorégraphe en pensant aux moyens d'expression propres à la danse, et développa ainsi une intrigue volontairement simplifiée. Il choisit d'illustrer une légende allemande évoquée comme suit par son ami Heinrich Heine dans De l'Allemagne (1834) :
" Les wilis sont des fiancées mortes avant le jour des noces, ces pauvres jeunes créatures ne peuvent demeurer tranquilles sous leur tombeau. Dans leurs cœurs éteints, dans leurs pieds morts, est resté cet amour de la danse qu'elles n'ont pu satisfaire pendant leur vie, et, à minuit, elles se lèvent, se rassemblent en troupes sur la grande route, et malheur au jeune homme qui les rencontre ! il faut qu'il danse avec elles jusqu'à ce qu'il tombe mort. "
Gautier imagina donc cette histoire : Giselle, jeune paysanne amoureuse d'un jeune homme qui l'aime en retour, découvre que celui-ci est duc de Courlande, et, désespérant de pouvoir l'épouser, se donne la mort. Transformée en wili, elle reçoit l'ordre, par la reine de ces esprits légendaires, de jouer son rôle maléfique auprès d'un jeune homme aventuré dans la forêt, qui s'avère être le duc revenu se recueillir sur la tombe de Giselle. Elle l'entraîne dans la danse, mais, heureusement pour lui, l'aube se lève et les esprits, dont Giselle, doivent se retirer.
Gautier a ici représenté Giselle transformée en wili dans l'acte II. Dans sa critique théâtrale sur Giselle intitulée " Lettre à Henri Heine " (1841), Gautier décrit ainsi le décor de cette seconde partie du ballet :
" Le théâtre représente une forêt sur le bord d'un étang [...]. Les roseaux aux fourreaux de velours brun frissonnent et palpitent sous la respiration intermittente de la nuit. Les fleurs s'entr'ouvrent languissamment et répandent un parfum vertigineux comme ces larges fleurs de Java qui rendent fou celui qui les respire ;
je ne sais quel air brûlant et voluptueux circule dans cette obscurité humide et touffue ".
Giselle, dans la composition du présent pastel, a déjà reçu des mains de la reine des wilis " la couronne magique d'asphodèle et de verveine ", et, par un coup de baguette magique de celle-ci, " deux petites ailes inquiètes et frémissantes comme celles de Psyché ".
" Fraîche comme une fleur, légère comme un papillon, gaie comme la jeunesse, lumineuse comme la gloire " (Théophile Gautier). Dans une lettre nostalgique envoyée à Carlotta Grisi en février 1865, Théophile Gautier évoquait encore les premières représentations de Giselle en 1841 :
" Au temps où vous vous élanciez de la chaumière que nous appelions en riant votre domaine, fraîche comme une fleur, légère comme un papillon, gaie comme la jeunesse, lumineuse comme la gloire. Que je vous aimais alors, dans ma timidité et mon silence ! [...] Je me tenais debout contre le portant de votre chaumière ou de votre tombe, guettant au passage un petit sourire, un petit mot amical et tenant votre manteau pour vous le jeter sur les épaules quand vous rentriez dans la coulisse. C'était moi qui vous reconduisais après la chute du rideau et les rappels jusqu'à la porte de votre loge. "
Une des plus célèbres ballerines de l'époque romantique, Carlotta Grisi (1819-1899) était née dans une famille de musiciens italiens. Elle fit ses débuts de ballerine à dix ans, se produisit dans plusieurs pays d'Europe, et, venue à Paris pour la première fois en 1836, resta sous contrat à l'Opéra de 1841 à 1849. Longtemps en ménage avec le danseur et maître de ballet Jules Perrot, elle devint ensuite la maîtresse du prince Radziwill pour qui elle renonça à la danse en 1854 (mais qui la délaissa après 1865). Elle mena alors une vie rangée dans sa belle propriété de Saint-Jean, aux portes de Genève, avec ses deux filles.
" Le vrai, le seul amour de mon cœur ", lui écrivit Théophile Gautier, à qui elle inspira le roman Spirite et deux poèmes. Critique dramatique pour La Presse, Gautier donna plusieurs articles sur Carlotta Grisi, notamment en 1841 quand elle se produisit dans La Favorite de Donizetti. Il écrivit alors pour elle deux livrets de ballets, Giselle en 1841 et La Péri en 1843, dont il rendit compte lui-même de manière dithyrambique, respectivement sous la forme de lettres à Heinrich Heine et à Gérard de Nerval :
" Elle rase le sol sans le toucher. On dirait une feuille de rose que la brise promène. "
Ce furent de grands succès, repris à l'étranger, et Gautier accompagna Carlotta Grisi pour des représentations à Londres. Il la fréquentait assiduement, et, bien qu'il prît des maîtresses comme Alice Ozy ou Marie Mattéi, il se dévouait auprès de Carlotta Grisi dès qu'elle était à Paris. Il l'aimait sans oser se déclarer, et lui écrivit en mars 1843 le poème " À une jeune italienne " (intégré en 1845 dans les Poésies complètes) :
" Février grelottait blanc de neige et de givre [...]
Tes yeux bleus sont encor les seules violettes,
Et le printemps ne rit que sur ta joue en fleur !"
Quand, en 1844, Gautier se mit en ménage avec la terne Ernesta Grisi, cantatrice sœur de Carlotta, cette dernière ne s'y opposa pas mais resta trois mois sans pouvoir danser. Le couple eut deux enfants dont l'écrivain Judith Gautier - qui reçut Carlotta pour marraine -, mais Gautier eut bientôt à souffrir du caractère acariâtre d'Ernesta et la quitta en 1866. Il revit Carlotta en 1861 et lui déclara ouvertement son amour en 1864 : ils échangèrent alors de tendres lettres et se virent chaque année, parfois plusieurs fois. C'est chez Carlotta Grisi, en 1865, que Gautier écrivit Spirite,
" ce pauvre roman qui n'a d'autre mérite que de refléter votre gracieuse image [...] ces lignes où palpite sous le voile d'une fiction le vrai, le seul amour de mon cœur " (lettre à Carlotta Grisi du 17 novembre 1865).
Il s'y dépeint sous les traits de Guy de Malivert visité par le fantôme de sa bien-aimée, Spirite. C'est également en pensant à Carlotta Grisi qu'il composa en mars 1866 son poème " La Fleur qui fait le printemps ", lequel figurerait dans la réédition d'Émaux et camées en 1872 :
" Une autre fleur suave et tendre,
Seule à mes yeux fait le printemps.
Que mai remporte sa corbeille !
Il me suffit de cette fleur ;
Toujours pour l'âme et pour l'abeille
Elle a du miel pur dans le cœur [...]
Par le ciel d'azur ou de brume
Par la chaude ou froide saison,
Elle sourit, charme et parfume,
Violette de la maison ! "
" En ce temps-là, je n'avais aucune idée de me faire littérateur, mon goût me portait plutôt vers la peinture " (Théophile Gautier, Portraits contemporains, 1874). Gautier montra très jeune des dispositions pour le dessin, et l'abbé de Montesquiou, protecteur de son père, écrivit à celui-ci en 1823 :
" Je vous recommande le dessin. C'est un talent inné qui doit sans doute être accompagné de tout ce qui paraît essentiel, mais qu'il ne faut sacrifier à aucun, puisque c'est le don particulier qui a été fait à cet enfant ".
Encore collégien, Théophile Gautier entra en 1829 dans l'atelier du peintre Louis-Édouard Rioult et peignit plusieurs tableaux dont un fut offert à l'abbé. Bien que devenu ensuite écrivain et publiciste - il fut un grand critique d'art -, Gautier n'abandonna jamais le dessin : il contribua par exemple à la peinture des murs de l'appartement du Doyenné, où il vécut avec Nerval et Camille Rogier entre 1834 et 1836 et où fréquentaient des peintres comme Chassériau ou Devéria. Il laissa des paysages, et de beaux portraits de ses proches, dont celui-ci de Carlotta grisi est le plus proche de l'esprit romantique. À la fin de sa vie, il se laissa aller à écrire :
" Innocente illusion, secret subterfuge de l'amour propre qui ne fait de mal à personne et qui console toujours un peu :
il est doux de se dire, quand on a jeté le pinceau pour la plume : Quel grand peintre j'aurais été ! " (Histoire du romantisme, 1874).
Bibliographie
- AYALA (Roselyne de) et Jean-Pierre GUENO. Les plus belles lettres illustrées. Paris, Éditions de La Martinière, 1998. Reproduction p. 64.
- BERGERAT (Émile). Théophile Gautier : entretiens, souvenirs et correspondance. Paris, G. Charpentier, 1879. Commentaire p. 258, et notice d'inventaire n° 69 p. 270.
- FAUCHEREAU (Serge). Peintures et dessins d'écrivains. Paris, Éditions Belfond, 1991. Reproduction p. 49.