258
Antoine de SAINT-EXUPERY
Très longue lettre à Denis de Rougemont, sur la fidélité et André Breton, 1942
Estimation:
€22,000 - €25,000
Sold :
€24,703

Lot details

Très longue lettre à Denis de Rougemont, sur la fidélité et André Breton, 1942

"je n'ai pas fait de la chasteté un devoir…"
9 ff. in-4, papier pelure blanc, au filigrane "Onion Skin. Made in U.S.A.". (New-York, automne-hiver 1942). Encre sépia. Brouillon avec de nombreuses corrections, ajouts. La lettre fut écrite après que Breton s'en soit pris à Saint-Exupéry et l'ait accusé faiblesses envers Pétain, en automne 1942 ("Breton a parfaitement le droit de se scandaliser de mon non ralliement à la lutte contre Vichy").
C'est durant son exil à New-York que Saint-Exupéry rencontre Denis de Rougemont (1906-1985). L'écrivain et philosophe Suisse rend de fréquentes visites aux Saint-Exupéry quand ils passent l'été 1942 dans le Connecticut, et y est même nommé parrain de leur chien Annibal. En février 1943, ils deviennent voisins et Rougemont raconte comment Saint-Exupéry lui téléphonait "à n'importe quelle heure de la nuit", pour qu'il vienne jouer aux échecs : "il chantonne sans arrêt pendant le jeu, quelques fois un peu faux - exprès ? - ce qui est exaspérant et me fait perdre à tout coup".
Une partie du débat doit certainement être mis en rapport avec le livre L'Amour et l'Occident de Rougemont, qui déconstruit le mythe de la passion amoureuse et se termine par un acte de foi en faveur de la fidélité. Rougemont était loin de pratiquer la fidélité, et semble pourtant s'être permis de juger les incartades de Saint-Exupéry, nombreuses, peut-être suite à des révélations de Consuelo. L'auteur défend Rougemont de juger sa morale :
"Je ne vous ai jamais fait accéder à aucun étage de ma vie privée. Je ne vous ai jamais fait dîner avec une maîtresse. […]. Si je vous disais " monsieur vous abandonnez une femme et deux enfants " je serais […] ridicule. […]. Le seul témoin de ma vie privée a été [Roger] Beaucaire. Interrogez-le si ça vous amuse. Si, étant séparé, je n'ai pas fait de la chasteté un devoir, ça me regarde seul. […]. Votre droit de regard ne commence à jouer que sur la part sociale de mes actes. […] Ce n'est point une réponse que de m'objecter des aventures que je ne vous ai pas […?] et comment, ne vous ayant pas invité à assister à mes ébats. Je puis prendre un exemple plus précis. Il a été de mode un certain temps, dans le milieu Léon Paul Fargue, de participer à un certain déjeuner annuel - et certainement […] dans le bordel de la rue de Hanovre. C'était une mondanité publique et autorisée. Dieu sait combien de fois on a voulu m'entraîner là. […]. Or il est probable qu'au cœur de ma vie menée de Saigon à Santiago du Chili, j'ai connu plus de bordels qu'aucun de ces braves pères de famille n'en ont connu. Mais là je n'hésiterai pas une seconde. Je ne tolère pas le principe de l'acte de la prostitution (elle est universelle) […]. Je ne servirai pas de caution, dans ma part sociale, au milieu. Je puis, comme marin anonyme, user du bordel de Allahabad, je ne déjeunerai pas en compagnie de pilote de mission et d'écrivains, me transposant […] en tant que personne sociale, dans le bordel de la rue de Hanovre. Ca jamais. Je vous donne là le droit de me juger. Ma morale - selon vous - est d'une rigueur impitoyable. Je n'ai pas un compromis de toute ma vie à mon actif.
Cette discussion a éclaté suite à des révélations de Consuelo : "Il est bien évident que je vous considère comme un homme d'honneur. Cette lettre est pour vous seul, vous la garderez (?). Je n'ai pas l'habitude des hémorragies de confidences. Je n'en fais jamais. Mais j'ai le droit de m'offrir ce luxe si ça me plaît en répondant à une lettre qui n'a jamais été écrite et dont je sais cependant qu'elle devait l'être. Dont je connais enfin - à peu près - ce qu'elle eut contenu. Ce n'est point par trahison que je le sais. C[onsuelo] n'a trahi ni votre amitié ni vos confidences. Mais à travers les reproches qu'on m'adressait j'ai reconstruit à peu près votre conversation. Tout est reflet de tout, suffit de savoir lire. Vous ne la questionnerez donc pas car elle a cru ne rien me dire. Il est inutile de la tourmenter et de la faire douter de soi."
De longs passages concernent ensuite la psychanalyse ("La psychanalyse, certes, est une science. Mais il n'y a pas de thérapeutique […] de l'individu en somme. […] S'il vous devient impossible de faire l'amour sans vous coiffer d'un chapeau vert je pense bien alors que la chirurgie puisse être efficace") et André Breton : "Breton a parfaitement le droit de se scandaliser de mon non ralliement à la lutte contre Vichy. […] Dans ce domaine où les passions s'égarent, je puis difficilement le rallier à mes raisons, mais il se trouve que, selon moi, j'ai brutalement et absolument raison et qu'il me faut sauver de toutes mes forces le pouvoir que j'aurai peut-être une fois de contribuer avec ceux qui pensent comme moi au nom […] de tous les français." Mais il résiste à "un chantage aussi monstrueux qu'absolu" que mène Breton, et ne veut rien ajouter à cette croisade "de qualité douteuse". "Je ne servirai que moi-même en me faisant bien voir. Selon moi, je fais le plus strictement que je le peux mon devoir. Ce n'est pas le moment de parler de la France. […] Si je lui dis "il est inadmissible de participer au jeu de la vérité." vous pouvez me répondre que cela ne me regarde pas. Mais ce n'est exact. J'admets bien que mon attitude regarde Breton. Vous êtes en effet d'une qualité morale indiscutable".
Critique sévère des "petits cons" surréalistes. Evoquant les réunions au cours desquelles les disciples de Breton devaient raconter des rêves "très intimes et très obscurs" : "Cette méthode provoque jusqu'à des suicides. Je me fous des suicides de ces petits cons. Mais je nie l'intérêt de l'impudeur a priori."
BIBLIOGRAPHIE : D. de Rougemont, Journal, publié dans Saint-Exupéry, Ecrits de guerre, 1939-1944, Folio, p. 246-249 et 347.

Contacts

Eric BAILONI
Sale Administrator
ebailoni@artcurial.com

Absentee bids & telephone bids

Kristina Vrzests
Tel. +33 1 42 99 20 51
bids@artcurial.com

Actions