L.A.S. " ton Gustave ", mercredi minuit [1er septembre 1852], à Louise COLET; 10 pages in 4, enveloppe avec cachet cire rouge à son chiffre.
MAGNIFIQUE ET LONGUE LETTRE PLEINE DE CONSEILS LITTERAIRES SUR LES TRAVAUX DE LOUISE COLET, ET PARLANT DE MADAME BOVARY.
Dans tout le début de lettre, Flaubert déconseille à Louise Colet de publier la pièce d'hommage de Louis BOUILHET : " elle vous couvrirait de ridicule tous les deux ", et les " petits journaux " blagueraient à leur sujet : " Cela te ferait du tort sois-en sûre. S'ils étaient bons, ces vers, au moins mais c'est que la pièce est assez médiocre en elle-même […] La pièce étant la plus faible jusqu'à ce jour que B[ouilhet] ait faite lui nuirait […] et quant à toi, à part la petite gloriole d'un instant de la voir imprimée, te ferait peut-être un mal plus sérieux. […] Tu es une très belle femme mais meilleur poëte encore crois-moi. […] Si tu avais toujours eu un homme aussi sage que moi, pour conseiller, bien des choses fâcheuses ne te seraient pas arrivées. - Comme artiste et comme femme, je ne trouve pas cette publication digne. Le public ne doit rien savoir de nous, qu'il ne s'amuse pas de nos yeux, de nos cheveux, de nos amours. (Combien d'imbécilles accueilleront ces vers d'un gros rire !) C'est assez de notre cœur que nous lui délayons dans l'encre, sans qu'il s'en doute. Les prostitutions personnelles en art me révoltent "… Il fait également une critique des Fantômes de Louise Colet, lui reprochant d'écrire " tout ce qui te passe par la cervelle, sans t'inquiéter de la conclusion. […] C'était une belle idée et le début est magistral, mais tu l'as éreintée à plaisir "…
Il encourage Louise à retravailler sa pièce des Fantômes, dont il juge le début magistral, mais qu'il critique... " Voilà que tu deviens bonne. Ce qui t'est personnel est plus faible maintenant que ce qui est imaginé. […] Le génie n'est pas autre chose ma vieille, avoir la faculté de travailler d'après un modèle imaginaire qui pose devant nous "… Il conclut : " En un mot ta pièce (telle qu'elle est) est au début large comme l'humanité et à la fin, étroite comme l'entre deux des cuisses. Ne te laisse pas tant aller à ton lyrisme. Serre, serres, que chaque mot porte "…
Il souhaite faire d'elle un portrait littéraire : " si tu me trouves dans un journal de Paris une grande colonne, je t'y dirai des douceurs sincères " ; mais il refuse de le faire dans un journal rouennais… Il s'amuse beaucoup que BABINET [physicien et astronome, membre de l'Institut] ait prêté à Louise Colet le Musée secret de Naples, " c'est à dire un album lubrique […] Cela fait entre le prêteur et l'emprunteuse un compromis (pardon, je ne voulais pas faire de calembourg, c'est un terme de droit) […] Donc ne t'étonne pas si Babinet, un de ces jours, fait quelque tentative. Tout l'Institut viendra s'agenouiller sur ton tapis "… Il évoque encore le capitaine d'Arpentigny, Mme Didier, un certain David... Il prend grand plaisir à causer avec elle et laisser filer ses pensées…
Il s'est remis à Madame Bovary : " Je suis en train maintenant. Je ne fais que commencer mais enfin la roue tourne. - Tu parles des misères de la femme. Je suis dans ce milieu. Tu verras qu'il m'aura fallu descendre bas, dans le puits sentimental. Si mon livre est bon, il chatouillera doucement mainte plaie féminine. - Plus d'une sourira en s'y reconnaissant. J'aurai connu vos douleurs pauvres âmes obscures, humides de mélancolie renfermée comme vos arrières cours de province, dont les murs ont de la mousse. - Mais c'est long… c'est long ! Mes bras fatigués retombent quelquefois. Quand me reposerai-je quelques mois seulement ? Quand nous goûterons-nous tous deux, à loisir, et en liberté. - Voilà encore une longue année devant nous, et l'hiver, toi avec les omnibus dans les rues boueuses, […] moi avec les arbres dépouillés, la Seine blanche et six fois par jour le bateau à vapeur qui passe. - Patience - travaillons - l'été se passera. Après l'été je serai presque à la fin, et ensuite j'irai piquer ma tente près toi, dans un autre désert - mais où tu seras ". Il évoque ses propres fantômes : " Fantômes possédés, fantômes désirés surtout, ombres égales maintenant. J'ai eu des amours à tous crins qui reniflaient dans mon cœur, comme des cavales dans les prés. J'en ai eu d'enroulés sur eux-mêmes, de glacés et de longs comme des serpents qui digèrent. J'ai eu plus de concupiscence que je n'ai de cheveux perdus. Eh bien, nous devenons vieux, ma belle, - soyons nous notre dernier fantôme, notre dernier mensonge, qu'il soit béni puisqu'il est doux, qu'il dure longtemps, puisqu'il est fort "…