Mine de plomb sur papier pour le
crayonné préparatoire de la planche 16
de cet album publié en 1960 aux éditions
Casterman. Prépublié dans le journal
Tintin n°53, 31 décembre 1958:
«Sur les routes du Népal,Haddock s’est
octroyé un petit réconfort liquide… »
53,5 × 36,5 cm.
La capitaine Haddock rêve. Du
moins, il ne délire pas, ce qui
constitue un net progrès par
rapport au Crabe aux pinces d’or,
où il brûlait les rames du canot à
bord duquel Tintin et lui avaient
quitté le Karaboudjan, ou par
rapport à la fin des 7 Boules de
cristal, lorsqu’attristé, il levait
son verre devant le portrait du
professeur Tournesol, et qu’il voyait
son ami sortir du cadre. Quelle idée
aussi d’abuser de son remontant
préféré avant de s’attaquer à
l’Himalaya. C’est un marin
courageux qu’aucune tempête
n’effraie, toujours prêt à aider
Tintin, mais parfois légèrement
déraisonnable.
Une remarquable séquence, dans
un album qui comporte des images
où l’on s’échappe, durant un temps
plus ou moins long, de la réalité :
Tintin qui, au début, fait un terrible
cauchemar, et croit entendre son
ami Tchang l’appeler à l’aide ; Milou,
ivre, qui choisit de ne pas écouter
les conseils de son ange gardien, qui
titube dangereusement et tombe à
l’eau ; le moine Foudre Bénie, qui
lévite et a des visions – Tintin au
Tibet est une aventure où certaines
choses ne s’expliquent pas, où les
croyances les plus personnelles
l’emportent sur le rationnel et
l’abattement.
Haddock et Tournesol sont vêtus
de costumes bizarres et tiennent
des propos incohérents, le tout dans
un décor surréaliste – un panneau
de sens interdit, des parapluies
comme s’il en pleuvait, un échiquier
avec un cavalier qui ressemble à
une vache sacrée. On ne sait pas
où l’on est, on ne sait pas où l’on
va, et on ne sait absolument pas
ce qui se passe. « Votre parapluie…
Mais si j’en ai toute une cargaison »
dit Haddock. « Vilain menteur !
Voici mon parapluie ! » lui répond
le savant. On dirait deux enfants
qui se chamaillent. Puis Tournesol,
qui a grandi, assomme Haddock,
qui a rapetissé. En trois cases,
Hergé désarçonne le lecteur – un
passage digne de Lewis Carroll et
d’Alice. Le trait est heureusement
plus sage, plus rassurant, que les
rêveries alcoolisées d’Haddock. Le
dessinateur, contrairement à son
personnage, hésite très peu et ne
tremble pas. Tout est déjà bien en
place : le capitaine qui commence
à tanguer, l’extravagant dialogue
de sourds avec Tournesol, le réveil
douloureux après avoir heurté un
arbre, Tintin qui s’inquiète pour son
ami et pose la main sur son épaule
pour le réconforter. Il faut insister
sur la dernière case, avec ces visages
surpris et ces points d’interrogation
esquissés : même à l’autre bout du
monde, ils doivent composer avec la
voix de la Castafiore – une épreuve
plus terrifiante qu’un face à face avec
le Yéti.