Commentaire :
La redécouverte de cette œuvre inédite constitue un ajout important à notre connaissance de l'œuvre de Bartolomé Esteban Murillo. Vers 1645, à l'approche de ses trente ans, l'artiste se détache de ses premières œuvres marquées par le réalisme et le caravagisme de José de Ribera, de Zurbarán et de José de Castillo, et fait évoluer la peinture sévillane dans une direction baroque empruntée aux peintres anversois du XVIIe siècle, tel Rubens (ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, au XXe siècle, ce tableau passait chez ses propriétaires comme une œuvre flamande). Il s'impose alors sur la scène sévillane avec ses premiers grands chefs-d'œuvre : la 'Cuisine des Anges' et le célèbre 'Jeune mendiant', tous deux conservés au musée du Louvre.
L'apôtre Jean est ici représenté à mi-corps, saisi par l'inspiration, au moment où il rédige le début de son évangile : on peut déchiffrer assez clairement sur le livre qu'il tient sur ses genoux les phrases "In principio erat Verbum, Et Verbum erat Apud Deum. Et Deus erat Verbum. Hoc erat in principio apud Deum. Omnia per ipsum factasunt" ("En principe, le Verbe existait et le Verbe était avec Dieu. Il était au début avec Dieu et tout a été fait par lui").
La lumière divine lui donne son inspiration et divise le fond en deux zones distinctes, éclairant le visage du jeune apôtre et laissant l'aigle, son attribut iconographique, dans l'ombre. Ce coup de projecteur, le clair-obscur sont d'origine caravagesque, tout comme le beau drapé rouge vermillon, structuré, aux plis creusés. L'artiste s'inspire encore de Ribera et de Zurbaran, mais il n'en retient pas l'écriture graphique, les détails hyperréalistes. Le livre n'est pas décrit feuille par feuille, usées, comme chez les peintres naturalistes. Les boucles des cheveux ou la moustache sont juste brossées (là où un disciple de Caravage aurait détaillé chaque poil). Il idéalise le visage de son modèle, ose le vert foncé de sa tunique et le rouge intense de son manteau. L'accord coloré subtil apparaîtra une fois le tableau nettoyé de ses vernis jaunis.
Au début du XVIIe siècle, en Espagne et particulièrement à Séville, une importante production artistique représentant le collège apostolique avec les douze apôtres, dite 'apostolado', est illustrée par Greco, Ribera et le jeune Velásques1. Ces séries servent ainsi de modèles aux peintres souhaitant représenter des saints en mi-corps. Chacune comprenait la figure de saint Jean l'Evangéliste, qui par sa jeunesse, détonnait dans l'ensemble de vieillards. Parmi les trois 'apostolados' de Ribera2, citons le 'saint Jean' (Paris, musée du Louvre (fig.1)), une de ses œuvres de jeunesse, exécutée à Rome vers 1607-1608. Certains de ces ensembles sont même envoyée depuis l'étranger en Espagne, comme ceux de Rubens (Prado (fig.2)) ou de Van Dyck. Une autre source de notre œuvre se trouve dans la 'Vision de saint Jean à Patmos' de Diego Velásquez en 1619 (Londres, National Gallery (fig.3)) que Murillo pouvait voir au couvent des Carmélites de Séville. Le saint y est représenté assis, un livre ouvert sur ses genoux, écrivant le contenu de sa révélation céleste.
Le professeur Navarette Prieto propose de situer notre toile vers 1650-1655, c'est-à-dire après sa première réalisation importante, le cycle du petit cloitre des franciscains de Séville (" el Clautro Chico ", 1645-1647), dispersée entre plusieurs musées, et qui impose le jeune peintre dans la capitale andalouse3. Le 'Jeune Mendiant endormi' du musée du Louvre (fig.4) est daté de 1647-1648 4. Ces succès lui amènent de nombreuses commandes de particuliers des figures de saints indépendants ou ses premières Madone5. L'évolution de la couche picturale sur notre toile, notamment les micro-craquelures6, sont identiques à celles qu'on peut voir dans les grands formats de la série monastique, celui conservé à Bayonne (fig.5) ou la " 'Cuisine des Anges' " du Louvre, datée de 1646. La matière n'a pas encore la lumière diffuse, vénitienne, scintillante du Murillo baroque de milieu du siècle ; elle est relativement épaisse, grasse, comme dans les tableaux caravagesques, et déjà fluide, enlevée, à la flamande. On perçoit la liberté, une virtuosité baroque, une aisance à peindre, à rendre une expression de surprise et de concentration mêlés, nouvellement acquise par le jeune peintre.
Une reprise de qualité inférieure, ou une copie, de plus petit format (toile, 71x53 cm), a été vendue à Londres chez Sotheby's le 7 décembre 2016 sous le numéro 28.
Nous remercions le professeur Enrique Valdivisio d'avoir confirmé le caractère autographe de notre toile sur photographie numérique par échange de mails en avril 2023.
Nous remercions le professeur Benito Navarete Prieto d'avoir confirmé le caractère autographe de notre toile, après un examen de visu, le 17 mai 2023.
. Voir le catalogue de l'exposition : 'Dans la poussière de Séville. Sur les traces du Saint Thomas de Velázquez', Orléans, Musée des Beaux-Arts, 2021 (sous la direction de Guillaume Kientz et Corentin Dury)
2. Apostolado dit aux cartels, Apostalado du Prado et Apostalado Cucina - Gavotti. Voir le catalogue de l'exposition 'Ribera à Rome, autour du premier Apostolado', Rennes, musée des Beaux-Arts, 7 novembre 2014-8 février 2015, Strasbourg, musée des Beaux-Arts, 28 février -31 mai 2015 (sous la direction de Dominique Jacquot, Guillaume Kazerouni et Guillaume Kientz).
3. Catalogue de l'exposition El Joven Murillo, Bilbao, Museo de Bellas Artes, 19 octobre 2009-17 janvier 2010, Séville, Museo de Bellas Artes, 18 février-30 mai 2010, p. 211-245.
4. Datation retenue sur le site des collections du musée du Louvre.
5. La 'Vierge du Rosaire', 1648-1659, Castres, musée Goya ; 'La Vierge du Rosaire', composition différente de la précédente, Madrid, Museo nacional del Prado, la 'Sainte Famille au petit oiseau', Madrid, Museo nacional del Prado.
6. Par exemple autour des yeux et du nez, ou la main qui tient la plume.