Commentaire :
L'étrangeté s'invite dans la contemplation de cette scène à la lumière si surprenante. Cette ambitieuse toile ne se comprend qu'à l'aide de la connaissance du corpus de l'une des plus intrigantes personnalités du XVIIe siècle : Monsù Desiderio. Ce 'Monsieur' Desiderio est en réalité un peintre à quatre mains, une personnalité bicéphale : deux lorrains originaires de Metz, Didier Barra et François de Nomé. Tous deux, ayant quitté leur patrie en proie aux guerres incessantes, rejoignent la désirable Italie et la communauté de 6.000 compatriotes lorrains à Rome, puis Naples où l'on retrouve le premier vers 1614 et le second vers 1610. Leurs œuvres se confondent mais Barra se spécialise plus dans les architectures chaotiques où sonnent le parfum de la destruction et Nomé dans les grandes vues panoramiques. Leur peinture est baignée par une lumière au clair-obscur violent, mêlant une description précise à un sens du tragique mis en scène avec talent et grandiloquence. Ce n'est qu'au XXe siècle que ces personnalités émergent grâce aux travaux de Raffaello Causa1, Félix Sluys2 et enfin Maria Rosaria Nappi3, notamment dans la brillante exposition qui fit date à Metz en 2004-20054. Le goût pour les œuvres de Monsù Desiderio que nourrissaient les Surréalistes et André Breton en tête ont aidé à cette redécouverte d'un des corpus les plus originaux de l'histoire de l'art.
Notre toile offre un cadre architectural grandiloquant et fantastique à la fuite de Troie pour laquelle l'artiste reprend le fameux groupe de la composition de Federico Barocci5, sans doute en se servant de la gravure d'Agostino Carrache de 1595 (fig. 1). Enée porte Anchise qui tient les pénates et le jeune Ascagne ouvre la voie. Nous ne connaissons que trop bien cette scène de la fin de la guerre de Troie qui est aussi à l'origine de la naissance de Rome, raison pour laquelle ce sujet fut tant représenté dans la peinture italienne. François de Nomé est le maître absolu des architectures en flammes ou soumises à des conditions apocalyptiques : il trouve dans le traitement de la fin de Troie le sujet idéal pour développer à l'excès ses formules tant maîtrisées : dans la riche cité du roi Priam, flammes et fumées, corniches en chute, fragments statuaires jonchant le sol, corps élancés dans la détresse, surcharge d'ornements sculptés brillants à la lumière de l'incendie, statuaire à l'antique nous enivrent par leur surabondance.
Trois scènes légendées se distinguent. De droite à gauche la première est accompagnée des mots " Sinon Grecus (…) ". Sinon, fils d'Esinos et donc cousin d'Ulysse, est le héros grec qui donna aux Troyens le cheval en offrande et permit ainsi de le faire entrer dans la cité avant qu'Ulysse et ses hommes ne s'en échappent pour mettre en flamme la ville ; scène que nous distinguons en arrière-plan à droite. Le groupe du centre dérive, comme nous l'avons vu précédemment, de Barocci. Une inscription en écriture inversée est apposée au centre ; " Salva, Deos meu, Patrem romani, fili mi Aenea ", annonçant ainsi la création de Rome. La dernière scène à gauche est d'une grande violence et montre Cassandre trainée au sol accompagnée de la légende " Predixit Cassandra (…) ". Cassandre, fille du roi Priam et sœur d'Hector et de Paris, avait reçu d'Apollon le don de prédire l'avenir mais, se refusant à ce dernier, il la condamna à ne jamais être écoutée. Elle prédit bien la fin de Troie mais en vain. La scène peinte ici la montre trainée après avoir été accrochée à la queue d'un cheval. Si elle fut violée par Ajax, en revanche Agamemnon demandera à la garder près de lui. L'imagination du peintre offre une illustration très personnelle du récit de Virgile.
Nous remercions Madame Maria Rosaria Nappi pour son aide à la rédaction de cette notice.
1. R. Causa, " Francesco Nomé detto Desiderio ", in 'Paragone', Florence, 1956, 7, n° 75, p. 30-46.
2. F. Sluys, 'op. cit.', Paris, 1961.
3. M. R. Nappi, 'op. cit.', Milan et Rome, 1991.
4. 'Monsù Desiderio, Un fantastique architectural au XVIIe siècle', exposition à Metz, musée de la Cour d'Or, 6 novembre 2004 - 7 février 2005.
5. La première version peinte le fut pour Rodolphe de Habsbourg vers 1586-89, elle est aujourd'hui perdue. La seconde, datée de 1598, est aujourd'hui conservée à la galerie Borghèse à Rome.