66 pages sur des feuillets montés sur onglets et reliés en un volume petit in-folio.
Reliure de l'époque au chiffre de Gilbert de Voisins. Bradel plein parchemin rigide, titre et initiales dorés " G. V " en queue du dos.
Très précieux manuscrit d'un état primitif de Stèles, une des grandes œuvres poétiques du XXe siècle.
Cette version s'avère d'un intérêt exceptionnel en raison des importantes variantes qu'elle présente et du fait que le manuscrit complet de Stèles ainsi que tous les manuscrits littéraires de Segalen, d'une grande rareté, ont été déposés à la BNF.
Segalen accomplit en compagnie de son ami Gilbert de Voisins une exploration de six mois en Chine centrale, se terminant par une descente en jonque du Yang-Tsé jusqu'à Shanghai. Ce contact intime avec la Chine réelle se complétait, par la création imaginaire, d'une Chine mythique : " ce n'est ni l'Europe, ni la Chine que je suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine... ", écrivait-il à Debussy. Dès lors, beaucoup de textes ébauchés au soir des étapes allaient se transformer en poèmes. La forme " stèle " adoptée est née d'une analogie fulgurante entre les tables de pierre dont la Chine est parsemée et les " petites proses courtes, denses " qu'il se proposait d'écrire avant même de les avoir vues. Condenser, concentrer le langage était d'autant plus nécessaire qu'il lui fallait fixer ces " instants divinatoires " dont il avait dit à propos de Rimbaud qu'" ils désignent le poète essentiel ". Le monde chinois de cette œuvre est une immense allégorie du monde intérieur de Segalen au service de l'indicible.
Segalen adressa cet avant-projet de Stèles à Gilbert de Voisins depuis Pékin, en plusieurs envois entre 1910 et 1912. L'envoi principal comprend la préface et 19 stèles (27 feuillets de papier fort). D'autres envois, peut-être deux ou trois, antérieurs à celui-ci pour la plupart, comprennent 15 stèles. Ils accompagnaient probablement des lettres dont un fragment, relatif à l'édition de Stèles, a été ici conservé. La correspondance à Gilbert de Voisins a été brûlée après son décès, selon son propre vœu. Seules furent épargnées les présentes " stèles " et le fragment de lettre en question. Ces autres envois ont été écrits par Segalen sur des feuillets de ce papier calque légèrement sulfurisé qu'il appelait son " papier d'architecte " et qu'il utilisait pour ses lettres et manuscrits (Correspondance, volume de Repères, p. 110, note 1).
Cet état primitif est composé comme suit :
- La préface (12 pages, avec quelques ratures et corrections). Segalen a inscrit ici au crayon vert, en marge de la première page de sa préface : " Esquisse ". Un saisissant premier état de ce texte précurseur dans lequel le poète exprime sa vision : " Des yeux communs seraient insupportables. Parfois il est indescriptible... Les passants considèrent sans comprendre... "
- Un ensemble de 34 stèles (54 pp.).
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Une première série, en partie numérotée (par Segalen lui-même) et correspondant à l'envoi sur papier fort, constitue un avant-projet de 19 stèles organisé dans un ordre totalement différent de celui qui allait être ensuite définitivement adopté :
" I Sans masque de règne "
" Il Empreinte "
" III À l'envers "
" IV Sur un hôte douteux "
" V Perdre le Midi quotidien "
" VI Ordre au soleil "
" VII Mon amante a les vertus de l'eau "
" VIII Libation mongole "
" IX Au Démon secret "
" X Pour lui complaire "
" XI Pierre musicale "
" XII Miroirs "
" XIII Stèle des pleurs "
" XIV Départ
" XV À un ami " (publiée ensuite sous le titre " Vampire ")
" XVI Par respect "
" XVII Hymnes perdus. Les lacs [...] L'abîme " (2 premières parties de la stèle publiée sous le titre de " Les trois hymnes primitifs ")
" Ma cité violette interdite "
" Écrit avec du sang ".
Une seconde série comprend 15 stèles, soit " L'Impératrice chante " et 14 versions de stèles citées ci-dessus, avec variantes et mentions marginales autographes comme " Esquisse pour " Stèles " " Non définitive ", etc. Une stèle est indiquée comme " Sans titre, encore " (elle fut publiée sous le titre " Perdre le Midi quotidien "). Au bas d'une des pages, Segalen a poursuivi sa correspondance avec Auguste Gilbert de Voisins : " J'ai demandé au Mercure tout ce qu'ils ont de Claudel, c'est-à-dire L'Arbre, L'Art poétique (j'ai " Connaissance "). Mais le reste, (des vers, des vers) nul autre que toi ne pourrait me le procurer. J'ai dessein - en les apprenant par cœur, pendant mes promenades d'hiver -, comme je faisais du 'voyage' de Baudelaire, pour y fixer mes visions du Sseu-tch'ouan, de ces vers pour y accrocher des lambeaux vifs de Péking ".
- Un fragment de lettre autographe de Segalen ayant trait à Stèles (2 pp.), probablement à dater de mai 1912 : " À propos de l'édition de Stèles que je prépare ici, elle sera tirée à 81 exemplaires sur papier impérial de Corée, & à 200 sur papier ordinaire. Aucun n'en sera mis en vente, ce qui laisse le champ libre aux éditions publiques immédiates. Cette édition avec ses caractères chinois gravés sur bois constituera je crois une nouveauté bibliophilique, car ce n'est pas une plaquette européenne décorée à la chinoise, mais un essai de tirage & de composition dans lequel la bibliophilie chinoise a une part équivalente aux lois du livre européen... " La page suivante concerne entièrement " les premières esquisses du recueil "Peintures" ". Ce très intéressant fragment a été publié dans la Correspondance (t. I, pp. 1268-1269).
Très belle provenance.
Auguste Gilbert de Voisins (1877-1939), petit-fils de la célèbre danceuse Marie Taglioni, fut un écrivain voyageur particulièrement original. Il accompagna deux fois Segalen en Chine, en 1909 et 1914, et finança ces voyages. En juin 1915, il épousa Louise, fille de José-Maria de Heredia après son divorce d'avec Pierre Louÿs.
Il fut vraiment l'ami le plus proche de Segalen en Chine, comme le prouve cet envoi sur son exemplaire de Stèles : " Pour toi, mon cher Augusto, - qui eus mérité une haute stèle d'amitié sur les routes de terre jaune, - ces étapes d'un autre voyage où tu ne m'as pas quitté d'un pas. Pei-king, sept. 12. Victor Segalen " (n° 88 de l'exposition Segalen de la BNF, 1999).
Gilbert de Voisins a ainsi évoqué ses relations avec Segalen et la naissance de Stèles : " (…) Un soir que nous nous entretenions du plaisir que l'on prend à courir le monde et que, dessinant des itinéraires supposés, nous tâchions de savoir si Bornéo, Célèbes ou les îles environnantes promettent plus à l'utopiste que la Chine occidentale ou la Birmanie, une question se posa, très inattendue bien que toute simple, déjà ravissante et qui nous émut l'un et l'autre : ce voyage, une fois défini, ce voyage qui réunirait en lui seul toutes les vertus de la longue randonnée par ce qu'il contiendrait de rêve et de réel, ce voyage dont la saveur naissait sur nos lèvres, pourquoi ne pas le tenter ? Et aussitôt le plan de la discussion fut changé. Il ne s'agissait plus d'imaginer, il fallait choisir (…). L'Asie continentale nous appelait d'une voix forte, la Chine surtout, la Chine peu fréquentée : les plaines de Loess, le Kan-Sou glacé, le Sseu-tch'ouan par lequel on monte vers le Thibet, les grands fleuves, enfin, dans leur haut cours, et ces autres contrées luxuriantes et lourdes qui mènent aux tropiques (…).
Sa conception du beau, elle s'assura durant ce long voyage qui fut aussi une longue méditation. Ses projets prenaient corps, se fortifiaient, d'autres naissaient sous l'influence de l'aventureux exil. (…). La lecture d'inscriptions chinoises rencontrées sur notre chemin lui suggéra, d'autre part, l'idée d'en inventer de nouvelles, de transposer ces lignes froides et de leur trouver une forme inédite, en prose française, vivante, ordonnée, rythmée comme un poème, et ce furent bientôt ces Stèles dont le charme divers, l'émotion souvent si aiguë et le curieux exotisme sans pittoresque vain devaient faire une œuvre de grand prix (…)
Gilbert de Voisins cite ici une stèle qui lui tient particulièrement à cœur, présente dans ce manuscrit : " Écrit avec du sang ". Peu à peu, il en augmentait le nombre, il les mit tout à fait au point, il les réunit. Il eut le temps de les faire imprimer lui-même, aux presses du Pei-t'ang, à Pékin, et paraître à Paris, en 1912 [une seconde édition, augmentée, paraîtrait en 1914]. " (" Le souvenir de Victor Segalen ", dans Écrit en Chine, Paris, Crès, 1923, avec cette dédicace imprimée : " À mon ami Victor Segalen, compagnon de voyage parfait, en souvenir de nos étapes chinoises. G.V. Août 1913 ").
Victor Segalen, voyageur et visionnaire, comme le résume si bien le titre de l'exposition qui lui a été consacrée en 1999 par la Bibliothèque nationale de France. Écrivain à l'esthétique profondément originale, reconnu aujourd'hui parmi les plus grands, il est en effet le prototype même de l'écrivain voyageur, ayant poussé jusqu'à ses conséquences extrêmes son " esthétique du divers ".
Références : En Français dans le texte, n° 340. - Victor Segalen, voyageur et visionnaire, catalogue de l'exposition de la BNF, 1999. - Victor Segalen, Correspondance, Fayard, 2004. - Victor Segalen, Stèles, édition présentée et annotée par Christian Doumet, Le Livre de poche, 2000. Catalogue Alain Nicolas, Librairie Les Neuf Muses, " Stèles ", 2006, n°85.
Provenance : Gilbert de Voisins.