Film sur "l'entraide, l'entente tacite et l'héroïsme d'un peuple chassé par l'occupant naziste"
9 ff. in-4 manuscrits, papier pelure américain au filigrane "Fidelity Onion Skin". Traces de trombones. Le texte est séparé en plusieurs chapitres numérotés (I à VIII)
Saint-Exupéry et le cinéma. On connaît environ 8 scénarios de Saint-Exypéru, la plupart tapuscrits. Celui-ci est manuscrit et inédit. Outre Vol de nuit (1934, réalisation Clarence Brown) et Courrier Sud (1937, scénario de Saint-Exupéry) qui sont deux adaptations de romans publiés, Anne Marie est le seul scénario original (1935, film de Raymond Bernard). On sait qu'en dehors de deux autres non réalisés, Igor et Sonia (1940 ?), Saint-Exupéry en a rédigé d'autres.
Synopsis.
L'action se passe en "Europe occupée" et concerne d'abord quatre personnages "menacés par la terreur naziste" : un professeur de philosophie, un ancien ministre, un juif, un manœuvre d'usine qui a saboté, une châtelaine qui a sauvé un parachutiste anglais. L'action débute "sur l'instant où celui qui se considère comme perdu se voit mystérieusement sauvé".
Un prisonnier, interrogé par un officier allemand, refuse de répondre : "Exemple : quelque part dans une prison l'interrogatoire par l'officier allemand : - Vous refusez donc de répondre ? - Oui. - C'est votre dernier mot. - Oui."
Pendant cet interrogatoire, on prépare son évasion :
"Une voiture cellulaire traîne. Monte un chauffeur et trois soldats allemands, bringuebalés sur le pavé d'une rue obscure, au petit jour. Quatre balayeurs et une charrette en travers de la rue. La voiture cellulaire doit stopper [à cause des balayeurs]. Discussion sur l'obstacle avec les balayeurs qui brusquement démasquent des mitraillettes, neutralisent les trois allemands et les enferment dans une loge de concierge. Puis, déguisés en soldats allemands, réapparaissent dans la rue, s'installent à bord de la voiture cellulaire et reprennent leur route." Après un second interrogatoire également retranscrit, le prisonnier est conduit dans la cour, où l'attend la voiture cellulaire qui doit le transporter à la centrale des condamnés à mort. Il se croit perdu, mais reste "calme et un peu perdu dans ses dernières pensées", jusqu'au moment où les conducteurs lui annoncent qu'il est entre de bonnes mains. Cette même scène est reprise et amplifiée (p. 3), avec plus de détails, et en insistant sur le ressenti des personnages ("Comme il commence à comprendre et que son visage exprime à la fois la joie de vivre et la stupéfaction…").
La scène se transfère alors dans un château où se réfugient des résistants et des évadés. Un certain Gabin en est le chef.
Saint-Exupéry décrit alors le fonctionnement du groupe de résistance, et la manière dont ils font sortir les personnes. L'"organisation souterraine qui achemine, par étapes prudentes, les évadés vers le salut" est dirigée par un ancien mauvais garçon, Gabin, qui a "une maîtrise parfaite dans ce genre d'opération de contrebande au cours d'activités peu convenables. Mais la guerre, le désastre, la haine de l'oppresseur l'ont converti. Et il a mis tout son génie technique et son sens de (?), au service d'une cause qui peut, à chaque minute lui coûter la vie." Un des stratagèmes est qu'ils "font par exemple partie d'un cirque réel qui se déplace réellement, de la ville A à la ville B", puis entre B et C ils deviennent voyageurs de commerce, puis de C à D ils deviennent conducteurs de voiture maraîchère. "Ainsi à chaque étape, sans perte de temps, ils sont changés d'identité, déguisés autrement, affectés à d'autres fonctions. Ils sont ainsi pris en charge pour chaque élément du parcours par des organismes prêts à se mettre en route" Saint-Exupéry insiste sur la diversité des personnes qui sont réunies par hasard dans chacun des groupes ; celui sur lequel se centre l'action "peut comprendre un ouvrier qui a saboté un lot d'obus, une châtelaine qui a sauvé des parachutés anglais, une danseuse de cabaret qui servait de boîte aux lettres pour activités souterraines, le physicien déjà décrit etc.…, qui tous ont été sauvés de justesse peu avant le mandat d'arrêt ou même après internement". De cette diversité ressort un "jaillissement continu d'inventions sur lequel il est presque inutile d'insister", comme le clown qui diverti le professeur de philosophie, etc.
Leur objectif est de rejoindre le pont d'embarquement "où ses protégés ont à attendre parfois des semaines l'heure du départ". Il s'agit du "château", en fait un entrepôt de briquettes charbon d'une Cie maritime : "Cette montagne apparente est entièrement truffée de galeries, de cellules et même de salles communes vaguement meublées." Tout y est excessivement bien organisé, avec un règlement presque militaire. "Cette existence de troglodytes dans ce paysage maritime est également source inépuisable d'inventions fertiles." L'auteur développe alors la vie dans cet hypogée : l'endroit est tenu par une femme, dont évidemment Gabin s'éprend ; le physicien "fait des mathématiques, de nuit, à la lumière d'une chandelle. Mais les chandelles sont interdites dans le dépôt de charbon. Il est donc surpris par Gabin et [surpris ?] comme un élève par le pion", etc.
Au-delà de l'anecdote, Saint-Exupéry revient sur l'essentiel : "Cependant nous ne nous sommes étendus sur les aspects caravane et château que pour montrer que la substance concrète de l'histoire peut échapper perpétuellement à la banalité grâce à ces cadres et ces activités. Mais ce qui ressort en permanence de cette [?] comique, inattendue, et pittoresque, c'est l'entraide, l'entente tacite et l'héroïsme d'un peuple chassé par l'occupant naziste."
A la fin, Gabin doit partir à Amsterdam pour chercher d'autres évadés ; "… mais brusquement grande émotion au château où tous l'aiment" : on apprend sa condamnation à mort ! La fin est heureuse : tout comme il l'avait fait pour d'autres, "l'organisation dont il était maître" le sauve, et "on le voit successivement et rapidement clown dans le cirque, curé dans le pèlerinage (un curé au langage ?), paysan conduisant des vaches, […] et il débarque un beau soir au château : - Cette fois-ci je suis client. L'embarquement a lieu le lendemain. Il se sépare avec gravité de la jeune fille : - J'aimerais une fois embrasser quelqu'un comme vous. Et elle l'embrasse."
BIBLIOGRAPHIE : "Saint-Exupéry et le cinéma", in Œuvres Complètes, Pléiade, II, p. 1454-1468.