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BAUDELAIRE, Charles
Portrait de Jeanne Duval
Estimation :
50 000 € - 80 000 €
Vendu:
68 694 €

Détails du lot

Portrait de Jeanne Duval

Dessin original. Mine de plomb, encre et plume, 12, 5 x 8 cm, encadrement sous verre.

Précieux portrait réaliste et fantasmatique de sa maîtresse " maudite ". Un des quatre dessins que Baudelaire a laissés de Jeanne Duval, dont aucun n'est légendé du nom de celle-ci : exécutés à plusieurs moments de sa vie, ils sont réalistes quand faits du temps qu'elle était belle, et idéalisés quand faits de mémoire du temps de sa décrépitude.

" La seule femme que j'aie aimée " (Charles Baudelaire, lettre à Narcisse Ancelle, 30 juin 1845). Jeanne Duval occupe une place centrale dans la vie et l'œuvre de Baudelaire. Celui-ci la rencontra au printemps 1842, et vécut par intermittences avec elle pendant près de vingt ans une passion tempétueuse qui évolua en amour charitable quand la belle, vieillie et s'éloignant de lui, fut devenue une " épave " marquée par les infirmités et la misère.
Les Fleurs du mal lui consacrent plusieurs poèmes majeurs, désignés parfois comme formant le " cycle de Jeanne ". Ainsi, dans " Je te donne ces vers " :
" [...] Être maudit à qui de l'abîme profond,
Jusqu'au plus haut du ciel rien, hors moi, ne répond ;
- Ô toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,
Foules d'un pied léger et d'un regard serein
Les stupides mortels qui t'ont jugée amère,
Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain ! "
Malgré cette place prépondérante, peu de choses sont connues de Jeanne Duval, d'autant moins que la mère de Baudelaire a détruit toutes les lettres de celles-ci après la mort de son fils. Le vrai nom de cette femme de couleur reste incertain, Duval, Lemer, Lemaire ou Prosper selon les documents, de même que son origine, probablement Saint-Domingue, et son emploi - il semblerait qu'elle ait tenu des petits rôles au théâtres dans les années 1838-1839. Banville, dans Mes Souvenirs (1882), en donne une description qui en souligne la dualité baudelairienne :
" C'était une fille de couleur, d'une très haute taille, qui portait bien sa brune tête ingénue et superbe, couronnée d'une chevelure violemment crespelée, et dont la démarche de reine, pleine d'une grâce farouche, avait quelque chose à la fois de divin et de bestial... "
" J'ai usé et abusé ; je me suis amusé à martyriser, et j'ai été martyrisé à mon tour " (Charles Baudelaire, lettre à sa mère, 11 septembre 1856). La relation de Baudelaire avec Jeanne Duval est exemplaire de son rapport paroxystique à la vie, à la beauté satanique qui pour lui la caractérise.
" [C'est] une liaison "tempétueuse" faite de ruptures et de retrouvailles, de volupté et de férocité, de remords, de dévouement, d'égoïsme et de charité [...]. Dans Les Fleurs du mal, Jeanne est celle qui conduit d'abord, par le rêve et le souvenir, vers les mondes "lointains, absents, presque défunts" d'un paradis parfumé où la nature chaleureuse, la Beauté des corps et de l'Idéal ne seraient qu'un. Mais dans nombre d'autres, au contraire, elle est celle qui réveille de ce rêve, qui fait retomber le poète dans la trivialité du monde, en révèle la nature "abominable", sépare la nature et la vie de l'Idéal et change l'amour de la vie en enfer. À cette tension, pourtant, qui alimente perpétuellement la création poétique chez Baudelaire, on sent bien que s'oppose l'irréductibilité de Jeanne aux images, sa réalité, son humanité " (Jean-Paul Avice et Claude Pichois, Dictionnaire Baudelaire, Tusson, Du Lérot, 2002, p. 241).

" En art, Baudelaire c'est quelqu'un " (Jules Barbey d'Aurevilly). Amateur d'art éclairé, ami de peintres comme Constantin Guys ou Gustave Courbet, Baudelaire consacra de nombreuses pages à la critique d'art, réunies en 1868 dans le recueil Curiosités esthétiques. Sa grande sûreté de vue fit s'exclamer Jules Barbey d'Aurevilly : " En art, Baudelaire c'est quelqu'un. Il avait le regard profond, sur et sous-aigu, presque somnambulique... Il voyait ! " (" Le Salon de 1872 ").

Baudelaire " était caricaturiste dans le sens précis du mot " (Auguste Poulet-Malassis). Bien que critiquant les " mauvais barbouillages que les hommes de lettres s'amusent à griffonner ", Baudelaire céda lui-même à ce désir et révéla dans la pratique du dessin d'indéniables qualités. Son éditeur et ami Auguste Poulet-Malassis fut des tout premiers à collectionner ses œuvres graphiques, et affirma en 1874 dans le recueil Sept dessins de gens de lettres :
" L'aptitude de Charles Baudelaire à l'art du dessin était d'autant plus frappante que, lorsqu'il prenait le crayon ou la plume, c'était à l'improviste, comme pour soulager sa mémoire d'une physionomie définitivement accentuée et résumée dans son cerveau et la fixer en quelques traits décisifs. Il était caricaturiste dans le sens précis du mot, avec les deux facultés maîtresses de la pénétration et de l'imagination, et un don d'expression vivante et sommaire. "

Baudelaire a dessiné presque exclusivement des portraits : plusieurs autoportraits, des portraits de proches et amis comme Asselineau, Barbey, Champfleury ou Courbet, de quelques rares personnages de rencontre comme Blanqui, Proudhon ou l'homme politique honni Songeon. Il a exécuté plusieurs portraits de femmes réelles ou imaginées, connues ou inconnues, de ses maîtresses Jeanne Duval et Berthe, de la Fanfarlo (héroïne d'une de ses œuvres), etc. Il n'existe qu'un dessin connu illustrant un des ses poèmes, " Les Sept vieillards ".

" Le portrait, ce genre en apparence si modeste " (Charles Baudelaire). Comme chez Daumier, la causticité de Baudelaire dans ses caricatures ne s'accompagne d'aucune cruauté, sa pénétration d'esprit n'excluant alors pas la bonté : ses portraits rendent compte de la complexité des personnalités représentées. Baudelaire se conformait en cela exactement à l'opinion esthétique qu'il a exprimée à ce sujet :
" Le portrait, ce genre en apparence si modeste nécessite une immense intelligence. Il faut sans doute que l'obéissance de l'artiste y soit grande, mais sa divination doit être égale. Quand je vois un bon portrait, je devine tous les efforts de l'artiste, qui a dû voir d'abord ce qui se faisait voir, mais aussi deviner ce qui se cachait [...].
Un bon portrait m'apparaît toujours comme une biographie dramatisée, ou plutôt comme le drame naturel inhérent à tout homme. " (" Le Portrait ", chapitre VI du Salon de 1859).

Provenance
- Collection Charpentier, avec mention manuscrite sous le dessin : " provenant de la veuve Charpentier éditeur ". Marguerite-Louise Lemonnier était morte en 1904, un an avant son époux l'éditeur Georges Charpentier.
- Bibliothèque Jacques Guérin (n° 27 du catalogue de la septième vente, Hôtel Drouot, 20 mai 1992, étude Ader Tajan, avec reproduction). Jacques Guérin fut l'un des plus grands bibliophiles du XXe siècle : il avait principalement constitué son extraordinaire collection avec la collaboration directe de Maurice Chalvet, libraire et bibliographe érudit d'une autorité incontestable, notamment en ce qui concerne Baudelaire et Chateaubriand.
Claude Guérin et Dominique Courvoisier, experts de cette vente qui fit date, concluaient leur notice par ces mots : " Admirable portrait de la main de Baudelaire, empli de toute la complexité des émotions qu'entretint en lui, pendant plus de vingt ans, l'une de ses toutes premières "fleurs du mal". "
Jean-Paul Avice et Claude Pichois, invoquant l'" origine antérieure inconnue " du présent dessin, font état, dans leur ouvrage Les Dessins de Baudelaire, de leurs " sentiments " de " doute " à son égard, mais ne " prétendent pas " remettre en cause son authenticité. Cette authenticité a été confirmée par notre confrère Thierry Bodin.

Exposition
- L'UN POUR L'AUTRE, LES ECRIVAINS DESSINENT. Caen, IMEC, Lisbonne, Musée Berardo, Ixelles, Musée communal, janvier 2008-janvier 2009. Reproduction dans la notice n° 3 du catalogue.

Bibliographie
- AVICE (Jean-Paul) et Claude PICHOIS. Les Dessins de Baudelaire. Paris, Textuel, 2003. N° 41, avec reproduction.
- DESSINS D'ECRIVAINS. Paris, Éditions du Chêne, 2003. Reproduction p. 39.

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