Automne 1942. 7 ff. autographes in-4, dont l'un recto-verso, filigrane "Fidelity Onion Skin" pour certains.
En 1942, Saint-Exupéry, exilé aux Etats-Unis, se trouve dans une situation délicate : il ne veut pas choisir entre Vichy et De Gaulle, tout en voulant combattre le nazisme et l'Allemagne d'Hitler. Choisir De Gaulle est difficile pour lui : à New York, les gaullistes sont éparpillés et le général n'est politiquement pas reconnu par le gouvernement américain. Voulant alors rassembler les Français vivant aux USA et convaincre la force américaine d'intervenir en France et en Europe, il écrit cette sorte d'Appel aux Français intitulé "D'abord la France" pour une élocution diffusée à la radio le 29 novembre 1942 (cf. Pléiade, II, p 69-73).
Le présent texte, inédit, de la même thématique, et présente le même ton déclamatoire : "Je parle au nom des cent cinquante mille soldats français et des quatre vingt-mille civils français qui ont été tués en trois semaines en mai-juin 1940 au cours de l'offensive allemande. Si je n'en ose parler au nom de mes amis je parle au nom de la plupart des français des Etats-Unis". L'auteur retrace l'historique de la défaite depuis mai-juin 1940. "Je parle au nom de la plupart des français des Etats-Unis", dit-il d'un ton unificateur. Depuis 1940, selon lui, les Français expatriés n'ont fait que polémiquer de manière peu constructive. Il veut parler de son expérience de pilote de guerre. Il dresse un parallèle entre 1914 et 1939, comparant le faible armement de l'Allemagne de 1914 avec sa puissance de 1939 et ses vingt millions d'habitant supplémentaires, du retard énorme de la France industrielle sur son voisin. Depuis 1870, la France a cru vivre dans la paix et l'immobilité, erreur qui va la mener à la défaite de 39. "Les causes suffisent. Elles ne sont pas spécifiquement françaises. […] Que valait le pays, que valaient les soldats ? Il en est mort cent cinquante mille en trois semaines. Morts inutilement car d'un seul coup tous les plans toutes les doctrines ont craqué." Saint-Exupéry est très virulent à l'égard des chefs militaires : "A qui l'on invente comme boucs émissaires des traîtres payés par l'Allemagne, des généraux en chef pactisant avec le nazisme par peur du communisme. Ceci est déshonorant, ceci engage la nation. Nos chefs étaient trop vieux, trop pontifiants, trop chargés d'honneurs, trop solidaire d'une génération périmée…" Le texte finit sur la tentative de Saint-Exupéry de rejoindre l'Afrique du Nord en empruntant un avion depuis la base de Bordeaux.
"Je parle au nom des cent cinquante mille soldats français et des quatre vingt mille civils français qui ont été tués en trois semaines en mai juin 1940 au cours de l'offensive allemande. Si je n'en ose parler au nom de mes amis je parle au nom de la plupart des français des Etats Unis.
Ce que nous avons à dire nous l'avons tu depuis deux années. Nous n'avions point de preuves à fournir. Nous étions trop aisé à critiquer. Je hais la polémique. Je n'aurais point accepté d'entamer une discussion entre Français.
On nous a reproché de n'avoir point pris position dans un débat entre Vichy et certains français. Mais c'est le débat même que nous refusions. Il nous paraissait injuste d'attaquer un effort français qui était présent dans le martyre. […] Nous ne voulions léser personne dans sa foi. La France dans sa résistance, le fascisme dans son combat.
Mais il est nécessaire, puisque les Etats-Unis nous comprennent, de réécrire sommairement l'histoire. L'histoire dans sa substance même, non dans ses schémas d'historiens. Je prendrai cette histoire dans mon expérience personnelle. Je parlerai de moi. Mais qu'on n'aille pas s'imaginer qu'il s'agisse de moi. J'ai réagi, senti et agi comme cent mille autres. Comme des milliers de français peut-être. Il ne s'agit point d'illustrer ma part à moi. Elle a été en tous cas un témoin de celle des deux cent trente mille morts. Elle a été, en tous cas, inférieure à celle des équipages de mon groupe qui ont péri en mission de guerre.
Ayant refusé d'être affecté à la propagande, ou d'être envoyé en mission, j'ai été affecté en novembre 1939 au groupe 2/33 de grande reconnaissance. J'ai demandé cette arme car étant affecté au bombardement et les bombardements, comme l'observation, chômaient au cours de ce début de guerre. La grande reconnaissance, qui exécutait des missions de photographie en Allemagne, était élue à participer au combat. Quand nous passions les lignes toute la chaine humaine décollait pour nous seuls. Nous leur servions de cible pour exercice de tir. […] En 1940 l'Allemagne constituait une nation de 80 millions d'Allemands […]. Il n'y avait peut-être enfin course aux armements car la France, des années durant, avait participé aux efforts de paix du monde entier. Quand on combat pour le pouvoir, il prend de l'avance. Les dieux humains sont lents à gouverner. S'il est difficile de parler d'un seul coup d'un idéal de paix, de liberté et de culte à l'état des dangers le souci exclusif de la fabrication des armes.
Les allemands travaillaient dix heures par homme et par jour. Les français auraient dû au cours de la même période, étant moitié moins nombreux, travailler quarante vingt heures par homme et par jour.
Mais partant en retard dans la course ils eussent dû travailler quarante heures par homme et par jour. […] La France après 1870 effectue un redressement prodigieux. L'Allemagne après 1918 réalise le même miracle. La France après 1918 s'installe dans la paix derrière une absurde ligne Maginot et se protège de problèmes sociaux. Le sort des nations paraissait fixé au sort de l'Homme. Quel milieu en est responsable? Tous. […] A bord du Normandie, par la même tempête, les passagers ne se préoccupent pas de l'océan. Ils jouent au bridge, dansent, ou poursuivent dans leurs cabines leurs travaux particuliers. Tous nous comprenons l'amertume de ceux qui, ayant milité pour la bonne cause, se sont heurtés à la formidable meute et aux à l'honneur d'une victoire acquise. Cela est chose humaine, donc française. Tous mes amis savent cette amertume. Je me souviens de [X] me disant en 1935 ou 1936 : le budget de la guerre est énorme, mais le budget de l'aviation est ridicule. […] Il n'accusait personne de trahison. Il accusait l'âge des hommes et l'âge des idées. Enfin secondaire, et sans doute superflu… dans les moyens de production industrielle, inclinant quelques uns à croire en le cheval plutôt qu'en la voiture. […] Les responsabilités de la France étaient celles de 1914. La position de la France n'était pas celle de 1914. A cette cause souveraine de défaite, qui à elle seule s'est entraînée au cours d'une guerre industrielle presque exclusivement s'ajoutaient des facteurs secondaires dont le principal était, aussi paradoxal que cela paraisse, la victoire. Les héros victorieux de la guerre de 14-18 étaient moins aisés à critiquer que les généraux vaincus. Ils se trouvaient être nécessaires, à une époque où la technique était bouleversée d'année en année, un facteur dangereux de stabilité. Les éléments jeunes de la nation, pouvaient lutter au nom de méthodes nouvelles, d'une pensée de guerre nouvelle, d'une technique nouvelle, ils se heurtaient d'abord au prestige de la victoire, au confort égoïste peut-être de l'installation dans la victoire. Ils se fussent heurtés à ce prestige dans tous les pays du monde. […] Les raisonnements mènent où l'on veut. Un cheval se nourrit d'herbe, une voiture se nourrit d'essence. Un cheval n'a point de panne, une machine se détraque… Ce n'étaient souvent que des souhaits désespérés. Malheureusement il arrive souvent que les souhaits ou les consolations se changent en doctrine.
Les causes suffisent. Elles ne sont pas spécifiquement françaises. Nous aurions pu faire mieux. Si nous avions été vaincus, si nous avions peu souffert, si nous avions vécu pour les valeurs de guerre, si nous avions su être ingrats envers nos vieux généraux, nous aurions pu tenir peut-être plus longtemps, mais une disproportion trop flagrante favorise peu le dynamisme. Il ne faut pas oublier que le redressement allemand tient avant tout au miracle (?) de l'évidence : les démocraties servent à la paix, aucune solidarité efficace ne sera fondée et quatre-vingt millions d'industriels, s'ils travaillent, viendront aisément à bout de quarante millions d'agriculteurs. Quand on découvre un filon d'or on pioche avec enthousiasme.
Que valait le pays, que valaient les soldats ? Il en est mort cent cinquante mille en trois semaines. Morts inutilement car d'un seul coup tous les plans et toutes les doctrines ont craqué. […] A qui l'on invente comme boucs émissaires des traîtres payés par l'Allemagne, des généraux en chef pactisant avec le nazisme par peur du communisme ? Ceci est déshonorant, ceci engage la nation. Nos chefs étaient trop vieux, trop pontifiants, trop chargés d'honneur, trop solidaires d'une génération périmée, ou trop découragés par la polémique déséquilibrée."