Texte inédit sur le début de l'offensive allemande
Manuscrit autographe. Vers 1940. 5 ff. in-4, papier pelure jaune. Titré "La guerre".
En réponse à l'Allemagne expansionniste qui a déjà pris Prague, Saint-Exupéry est pour l'affrontement. C'est la période où l'Allemagne est unie, son peuple est en marche pour la victoire. En France, on croit encore à la paix, mais Saint-Exupéry le sait bien : tout est déjà trop tard, et il faut réagir, car le mal est proche : "Les écailles de métal, on les installe dans les campagnes et les campagnes changent de sens". La poésie de la nature n'est plus rien face aux chars et aux obus… Notons qu'un passage sur le blé est très proche d'une page de Pilote de guerre (Pléiade, II, p. 207).
"L'Allemagne. L'entrée à Prague. […] D'où vient cette atmosphère sans enthousiasme? […] Sur les petits chemins de campagne des troupes et des troupes et des troupes. […] l'hôtesse, qui regarde passer les hommes nous parle : c'est terrible, n'est-ce pas ? On va certes lui prendre ses fils. Elle a cinq fils. Elle résiste à la guerre. Elle ne comprend pas la guerre. Mais voilà longtemps que je ne crois plus au langage intellectuel. Celle-là résiste à la guerre. D'autres résistent à la guerre. Il faudrait sans doute sonder loin les cœurs pour découvrir même dans les jeunes gens, sages vides et fatigués, autre chose que le refus de la guerre. Où est-elle donc l'acceptation de la guerre. Et cependant elle est possible. Voilà les témoins de la menace, tous ces insectes carnivores, tous ces instruments huilés […] polis, brillants qu'un peuple s'est forgé comme un outil. Et qui s'écoulent vers les routes en direction de Prague. Les écailles de métal on les installe dans les campagnes et les campagnes changent de sens. Je songe aussi au mystère des natures, au mystère de l'être. Il suffit d'un instrument semblable aux lisières d'un champ de blé et voilà que le blé change de goût. Le pain n'a pas le même goût. Le chant du moissonneur change de sens. Toutes les seringues injectent leurs venins et transforment l'être en un autre être. Et cependant l'on n'a rien changé de la paix des campagnes, du coup de vent dans les moissons. Mais qu'est-ce qu'un champ de blé? L'homme n'est pas un bétail à l'engrais. Il y a le cantique du blé et le poème de la moisson. Le blé cet élément spirituel aussi. Et voilà la part qui se transmet. Et moi me voilà écrasé dans cette Allemagne qui s'est revêtue de ses écailles. […] Mais comme elle a peur cette femme. Simplement remuée dans son ventre et se moquant bien de l'Empire. Mais en apparence. Voilà longtemps que j'ai cru remarquer que pour bien comprendre les hommes il ne fallait pas écouter ce qu'ils disent. […] On croit que l'homme s'énonce. On croit qu'il agit pour des motifs explicables. On croit le saisir bien par le langage. Et en effet les sciences exactes nous ont appris que le langage de l'homme saisissait parfaitement bien les phénomènes de la nature. Et on pense qu'il en est de même de l'homme. Alors la guerre est impossible car rien du langage du XXe siècle ne chante la possibilité de guerre. En a-t-il paru des livres depuis dix-huit sur les horreurs, les turpitudes, la stérilité des guerres. Personne qui ne croit chez moi en France que la guerre ne soit impossible. Alain a publié un livre " les guerres sont possibles parce qu'on les croit possibles… " Et j'ai feuilleté dernièrement une collection de photos ignobles. Ce n'étaient que cadavres découpés, blessés défigurés, débris de femmes. Et certes ceux qui les publiaient s'imaginaient servir la paix. Nous verrons qu'ils ne servirent que la défaite. […] Il est souhaitable qu'un jour la pensée gouverne le monde. Souhaitable pour plus tard car la pensée schématique de 1940 se constitue souvent soi-même. Mais aujourd'hui elle ne gouverne rien. Nous le verrons plus tard à propos de l'URSS. Or il y a les démarches de l'espèce qui triomphent de la logique ou s'en moquent bien. Et chacun les ignore en soi ces tendances cachées parce qu'il n'est point de mots pour les dire. […] Ainsi de la morale": "Chaque individu préfère être libre car ne pas être libre s'exprime par l'opposition d'un désir. Et cependant eux-mêmes, confusément, se cherchent des maîtres. Et s'inventent des morales. Ensuite on explique très bien ça. Il faut bien l'expliquer puisque cela est. N'empêche qu'a priori c'est étrange. De même de la guerre : chaque individu la refuse. Cependant ils feront la guerre. Tous. Elle ne peut que plaire, cette faillite. Et l'on est tous prêts à l'admettre contre les fortes têtes qui soutiennent le progrès technique. La propagande allemande nourrissait d'arguments les adversaires d'une armée qui a des stocks d'armes voilà qui n'est pas raisonnable. Le courage du bon armement d'infanterie, voilà les facteurs décrits. De temps à autres un grand non conformisme se révèle qui rompt avec les traditions et triche avec le jeu. Il est contre la logique mais la logique c'est un exploit du passé. [...] C'est-à-dire toujours un langage qui les relie les uns aux autres. Ils se succèdent suivant une loi. Il faut modifier l'équation pour qu'elle absorbe aussi ce point-là. Ma loi n'est qu'une méthode de classement. […] Les génies sont ceux qui ont rompu avec la tradition. La tradition codifie les découvertes du génie. Mais quand les conditions ont évolué ce code ne vaut plus rien. Et voilà devant nous l'Allemagne non conformiste qui occupe les routes et fait des exercices tactiques."