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Antoine de SAINT-EXUPERY
Scénario inédit de film
Estimation :
60 000 € - 80 000 €
Vendu:
68 694 €

Détails du lot

Scénario inédit de film

"Il nous faudra peut être beaucoup tuer pour vivre..."
Sans titre, vers 1940. 25 ff. in-4. papier fin, non ff. Ecriture ronde assez lisible, bien horizontale. Peu de ratures.
Synopsis. La trame est à rapprocher des scénarios Igor et Sonia : l'action se passe aussi sur un bateau, et comme dans Sonia, la peste rode sur le bateau. Le départ a lieu de Rio de Janeiro pour Lisbonne via Dakar. L'ambiance est celle d'un film noir hollywoodien, les acteurs auraient pu être Lauren Bacall et Humprey Bogart… Cinq gangsters ou terroristes doivent fuir le Brésil pour rejoindre l'Europe. Ils ont essayé de liquider un complice qui risquait de parler, Luis, et qui voulait passer par le Chili. Luis est à Rio à l'hôpital, entre la vie est la mort, mais ils l'ignorent. Ils embarquent sur un paquebot en même temps qu'une belle aventurière, malade de la peste. La maladie ne doit pas se savoir : leur fuite en serait compromise. Un des gangsters tombe amoureux de l'aventurière qui, se sachant atteinte de la peste, se suicide sous les yeux des joueurs de bridge. Le Bateau atteint Lisbonne avec à son bord 1500 émigrés, dont beaucoup de malade, les cinq terroristes vont profiter du désarroi et de la panique du gouverneur pour s'enfuir du bateau…
L'auteur du Petit Prince développe ici une thématique de violence, crée de personnages glauques, une ambiance de bas-fond : "Cinq terroristes vont s'embarquer pour l'Espagne à Rio de Janeiro. Un d'entre eux refuse et décide de fuir par le Chili. Ils le savent lâche. "Si tu te fais prendre avant notre arrivée la femme nous vendra." On voit son bras mais deux coups de revolver et ce bras est arrêté dans son élan. "- S'ils parlent avant notre arrivée nous sommes foutus." La poésie n'en sort pas moins grandie, comme exhalée de ce monde clos du bateau, cette société en réduction où le fléau de la peste devient rédempteur du mal. Les gangsters fuient la justice des hommes pour aller vers leur destin : La Peste, qui prend les traits d'une magnifique vamp, qui a elle-même fuit l'Afrique noir profonde et ses sorciers aux rites de morts effrayants.
Datation. Le bateau arrivant à Lisbonne, on peut rapprocher l'épisode d'un passage de la Lettre à un Otage, qui date de 1940, prendre cette date comme post quem ("Je les retrouvais sur le paquebot, mes réfugiés. Ce paquebot répandait, lui aussi une légère angoisse. Ce paquebot transbordait, d'un continent à l'autre, ces plantes sans racines […] De même que Lisbonne jouait au bonheur, ils jouaient à croire qu'ils allaient bientôt revenir", Pléiade, II, p. 90-91).
Saint-Exupéry et le cinéma. Bien qu'on sache que Saint-Exupéry n'appréciait guère le cinéma - ou alors en projet, en scénario : la trop évidente réalité de l'image dénaturait l'imaginaire du lecteur -, on lui connaît environ 8 scénarios, la plupart tapuscrits. Celui-ci est manuscrit et inédit. Outre Vol de nuit (1934, réalisation Clarence Brown) et Courrier Sud (1937, scénario de Saint-Exupéry) qui sont deux adaptations de romans publiés, Anne Marie est le seul scénario original (1935, film de Raymond Bernard). On sait qu'en dehors de deux autres non réalisés, Igor et Sonia (1940 ?), Saint-Exupéry en a rédigé d'autres. Celui que nous présentons, inédit, est l'un d'eux.
La vision cinématographique de Saint-Exupéry enfant sera encore exacerbée par son métier de pilote, qui lui donne encore plus l'envie de traduire les paysages et le monde en une nouvelle dimension : la vision neuve d'un monde contemplé d'en haut. Le cinéma offrait aux spectateurs cette perception immédiate des distances, de la nuit, des éléments. La violence des effets visuels mettait à la portée d'un public plus nombreux ce que les romans avaient tenté de saisir.

"Au bateau on les attend. Mouvement des trois visages dispersés parmi la foule. Attente. Au troisième coup de sirène il arrive seul et monte. Premiers conciliabules explicatifs : on se retrouve dans un coin discret du navire.
- J'ai vu Luis. - Il nous faudra peut-être tuer beaucoup pour vivre."

Dans le salon de danse l'aventurière et l'un des terroristes :
"-J'ai bien réfléchi, miss, je ne descends pas à Dakar. - Ah non ? - Ce n'est pas la peine. Si c'était très nécessaire je ne dis pas, mais c'est petit, Dakar, très petit, moi je n'aime que les très grandes villes, où il y a beaucoup de gens qui me ressemblent. - Oh, original ! Eh oui.
On annonce une soirée dansante et elle est avec un des terroristes, début d'une aventure amoureuse : - En l'honneur de l'exploratrice fameuse qui nous arrive de Gambie, on dansera ce soir.
Dîner. Elle est à côté du plus beau des cinq.
- Vous me plaisez. Vous avez une tête d'aventurière. Je n'aime pas beaucoup les notaires Depuis deux ans je ne vis qu'avec les sauvages…
Ils se regardent. Fin du dîner : ils échangent leurs verres.
- Voulez-vous que je vous dise quelque chose ? - Dites. - Un homme blanc… c'est beau.
Sourires entendus".

L'aventurière et le gangster se font des confidences :
"- Et alors ? Votre plus terrible souvenir d'aventure ? - Je ne peux pas vous le dire (sourire). - Il y a longtemps ? - Non. - Deux ans ? - Non. Deux mois ? - Non. - Deux jours ? - Même pas. - Alors ? - C'est aujourd'hui… Il jette sa cigarette. - Ah ? Un silence. - J'aime assez cela. Eh bien confidence pour confidence, moi c'est avant hier. - Ah… Il la regarde. - Vous savez j'ai rallié Dakar avec une vieille Ford prête pour le départ du bateau. Eh bien figurez-vous, deux jours avant je suis tombée en panne dans le Cayor. Oui bêtement. J'ai cassé une soupape. Eh bien pendant que mon mécanicien réparait ça, moi je suis partie à cheval…Ca me dégoûtait. J'ai loué un cheval et pour deux jours je suis partie vers l'intérieur toute seule, chez les noirs. J'ai fait évacuer une tente pour dormir. Tout me paraissait mystérieux. […] Tandis qu'en flou passent les images faites d'ombres et de lumières. Accélération de torches. Chants. - Pour la première fois de ma vie j'ai eu peur. Alors je me suis levée … J'ai suivi les hommes : ils portaient des corps. Nous sommes allés dans la forêt et là dans une grande fosse, j'ai vu jeter les corps et sur les toits des maisons et sur les maisons des corps. Et puis on a brûlé tout ça… Et je suis rentrée et j'ai dormi. Lorsque je me suis réveillée tout était calme. J'ai fait venir le chef pour lui demander. Il m'a répondu obstinément : "Toi a rêvé… Rien cette nuit… Rien…". Mais je connais les noirs. Ils crèvent de peur devant les médecins européens. Ils cachent leurs épidémies jalousement. Et moi je sais : c'était la peste. Quand j'ai repris mon cheval pour partir j'ai voulu faire venir les propriétaires de la terre pour leur faire un cadeau. Tu sais qu'ils aiment les cadeaux. Je n'ai jamais pu les [voir ?]. - Partis, partis, grand voyage… - Ils étaient morts. - Alors voilà. J'ai peut-être la peste. Elle rit nerveusement. Il rit. Elle : - J'aime le jeu. Lui : - Moi aussi. Elle mouille son mouchoir."

Mais il est trop tard : tout est joué. Les gangsters, un docteur, la belle exploratrice et la haute société jouent ensemble au bridge :
"- Et alors ? - Alors si tout va bien dans quarante huit heures nous sommes à quai à Malaga. Un cœur. - Deux trèfles. - Vous n'êtes pas au jeu miss Heliott… - Oh… (elle rit et tousse). - Deux trèfles. - Vous avez la fièvre miss Heliott. - Oh non docteur… un peu… ce n'est rien. - Vous devriez aller vous coucher, j'irai vous voir. - Non, non… je vais m'allonger un peu docteur." - Dites-nous docteur vous avez dû en voir des épidémies dans votre carrière coloniale ? - Oh ça oui… - Sales souvenirs, hein ? - Oui, sales souvenirs… - Quoi par exemple ? - La fièvre jaune. - Et puis ? - Le cholera, mais une fois. - Et puis ? - La peste. Geste des mains : - Voilà. L'autre sifflote - Hu Hu. - Oui c'est une sale maladie. … la peste pulmonaire. Et ça va vite. On tousse, on crache le sang, on crève. Geste : - Voilà. - Hu. Hu… - Et j'en fait le diagnostique. Oh ça oui… - Dites moi si on jouait, j'ai rendez-vous dans dix minutes, miss Heliott m'attend. Elle a un accès de paludisme. Et puis ça porte la poisse de parler de tout ça. Quand vous aurez comme moi vécu trois fois sur un rafiot en quarantaine… Geste : - Voilà…"

Alors que sur le bateau les émigrés chantent la nostalgie du pays, la belle aventurière se suicide :
"- Parce qu'elle a une crise de paludisme elle parlait de se suicider. - Oh vous savez il faut faire attention. Ca peut arriver. Une femme ça peut un instant la rendre folle. - Je vous joue un second whisky ? (il s'éponge) - J'ai dix minutes. - Servez. Pendant ce temps elle marche doucement vers le fond du navire, enjambe les cordages. Il fait chaud. L'un va vers la porte, l'autre regarde. - Tenez docteur. - Regardez-la… elle va vers l'arrière. Elle y passe ainsi des heures, toute seule…Elle ne devrait pas, dans son état. - Elle ne devrait pas. Ils reviennent, jouent en silence. Tic-tac pendule de plus en plus fort. - Vous avez encore gagné. - Bon Dieu ! - J'ai une maîtresse qui ne me trompera jamais. - Veinard ! - Un autre whisky ? - Non. - Moi oui… whisky ? (il regarde sa montre). On voit les hommes cachés et la femme qui avance toute seule, peu à peu d'en dessus, les vêtements flottants. On voit son visage étonné et une légère… angoisse, commencement de grimace puis… Le docteur : - Et voilà. J'ai encore gagné. Il rit. Et maintenant. Cri de sirène. - Quoi ? On vient devant la porte. - Une femme à la mer ! Poste de commandement. - Stop ! Manœuvre aux turbines - Arrêt. - Branchez les phares… Fondu. Dans la cabine du commandant. - Non je n'ai rien vu… - Bon ça va. Le matelot sort. - Alors c'est vous qui avez donné l'alarme ? - Oui commandant. J'allais fumer à l'arrière quand une femme est venue s'accouder. Puis elle s'est assise sur la rambarde. J'ai pensé : ça c'est dangereux. Puis j'ai allumé ma cigarette. Quand j'ai levé les yeux elle se laissait glisser. Je n'ai rien pu faire."

Nous retrouvons Luis toujours à l'hôpital, le fuyard agonisant n'est plus qu'une bouche dans sa tête recouverte de pansement, pour l'inspecteur qui attend qu¹il donne ses complices :
"Rio. Des médecins autour d'un lit. Grosses lèvres. Tête bandée sans yeux. La bouche paraît énorme. - Croyez-vous qu'il pourra parler ? - Bientôt oui. - Mais maintenant, chaque minute perdue, docteur, c'est… - Vous comprenez bien monsieur l'inspecteur que cet homme est un blessé. Je ne connais que ça. Criminel ou non je m'en fous. J'ai une vie à sauver. - Mais tout de même, si, sans danger. - Deux minutes, je vous donne deux minutes. Pas une de plus, débrouillez-vous. - L'huile camphrée. Jeu des grosses lèvres et des yeux de l'inspecteur. - Tes compagnons… alors tes compagnons… les lèvres plus grosses essaient de parler…"

Saint-Exupéry pensait-il déjà au fond sonore quand il indique les chants des Espagnols de retour chez eux ?
"Chants nostalgiques des émigrés : "- nous allons revoir…" Le commandant : - Nous débarquons demain. Vous savez que nous avons coutume de donner une petite fête pour les vents de la mer. Après ce pénible accident il ne s'agit pas de danser. Mais nous allons faire monter des comédiens ambulants … Ils joueront pour nous - n'est-ce pas ? Nous ne danserons pas mais nous effacerons cette triste impression. Bien triste."

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