Commentaire :
Nous remercions le professeur Katlijne Van der Stighelen de nous avoir aimablement indiqué que selon elle la figure du jeune homme à droite de notre composition est de la main de Cornelis de Vos, beau-frère et collaborateur de Frans Snyders.
Œuvres en rapport:
- Frans Snyders, 'L'étal du marchand de gibier', toile, 205 x 341 cm, signée en bas à droite 'Snyders', vers 1630, Los Angeles County Museum of Art, inv. M.2014.154.
- Atelier de Frans Snyders, 'L'étal du poissonnier', toile, 202 x 337 cm, Anvers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, inv. 719.
Notre tableau, l'un des Marchés aux poissons les plus réussis de Frans Snyders, appartenait très probablement à la Marquise de Pompadour, dont le catalogue de la vente après décès mentionne, pour le lot 2 : " Un tableau original, peint sur toile, de 6 pieds 4 pouces de haut sur 10 pieds 4 pouces de large. Ce Tableau peut être considéré comme une des plus riche compositions de François Snyders, qui a, comme tous les Amateurs le savent, excellé dans le genre des animaux, des poissons, légumes, &c. Il représente des poissons de mer de différentes espèces, posés sur une table, par terre, dans un grand bassin de cuivre, & dans un panier, & accrochés à une muraille. Au coin du Tableau, à droite en le regardant de face, un homme de grandeur naturelle, vu à mi-corps, tient un chaudron dans lequel sont encore des poissons qu'il jette dans un baquet. On croit cette figure d'homme peinte par Pierre-Paul Rubens. ", vendu en pendant avec le lot 3 : " Un autre Tableau de même grandeur que le précédent, & qui en fait le pendant. On y remarque dans le coin à droite, un homme qui tient une hure de sanglier, des légumes, différens gibiers & des animaux morts, une chatte qui se dispose à manger la tête d'un paon, trois petits chats, dont un tient dans sa gueule un oiseau. Le tout est placé de façon qu'un objet en fait valoir d'autres, ce qui contribue au mérite de ce Tableau. ". Il s'agirait de notre tableau et de son pendant, qui ne furent séparés qu'en 1987. Ce dernier, L'étal du marchand de gibier (fig. 1), est entré en 2014 dans les collections du Los Angeles County Museum of Art après avoir été authentifié par Hella Robels comme une œuvre authentique de Frans Snyders, le personnage par Cornelis de Vos.
Plusieurs versions de ce marché aux poissons avec un seul personnage à droite sont répertoriées par Hella Robels, dont une seule comme autographe, aujourd'hui conservée au musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg (toile, 210,5 x 340 cm, inv. 606), achetée par Catherine II en 1772 lors de l'achat en bloc de la collection Crozat. Extrêmement proche du nôtre, ce tableau présente l'homme de droite barbu et chevelu, seule différence flagrante entre les deux compositions. Cependant, ce tableau ne peut avoir appartenu à la marquise de Pompadour jusqu'en 1764, car il est décrit (et illustré par Gabriel Saint-Aubin), dans le catalogue de la collection Crozat dès 1755, d'où il passera directement aux collections impériales russes en 1772.
Les sept autres versions de cette composition recensées par Hella Robels (op. cit, p.195) ne peuvent correspondre au tableau de la collection Pompadour puisque sans pendant. La version citée par Hella Robels (op. cit. p.195, cat.30c) comme faisant partie de cette collection Pompadour est une composition seule, de dimensions inférieures aux nôtres : Hella Robels reprend ici la notice de Monique Nonne à propos du Marché aux poissons conservé au musée de Carpentras (in Le siècle de Rubens dans les collections publiques françaises, Paris, 1977, p.220), qui propose d'identifier le tableau de la collection Pompadour avec une version d'une collection privée, sans pendant, connue par une photographie médiocre.
Frans Snyders entre en 1593, à l'âge de 14 ans, dans l'atelier de Peter Brueghel II. Maître en 1602, il se rend en Italie, à Rome puis à Milan. De retour à Anvers, il se spécialise dans les natures mortes et sa réputation s'étend rapidement, à tel point que Rubens fait appel à lui entre 1611 et 1616 pour collaborer à certaines de ses œuvres. Ayant épousé en 1611 Marguerite de Vos, sœur de Cornelis et de Paul de Vos, il influence considérablement ce dernier. Membre de la Société des Romanistes à Anvers en 1619, il en devient le doyen en 1628. Il s'impose comme l'un des peintres les plus importants et les plus reconnus de son époque, recevant de nombreuses commandes prestigieuses. Cette notoriété transparaît dans le portrait que fit de lui Anton van Dyck (New York, Frick Collection). Snyders reprend les thèmes chers à Beuckelaer et Aertsen avec une telle virtuosité qu'il les transforme, y insufflant une fougue et une ampleur inédites jusqu'alors. L'influence de Rubens apparaît prépondérante, avivée par les couleurs brillantes. Les compositions équilibrées s'ordonnent souvent autour d'un large plan horizontal, comme ici la table, avec des éléments plus clairs au centre, comme le ventre des différents poissons. La facture extrêmement sûre et alerte fait de ses natures mortes et plus précisément de ses différents étals, de gibier, de poissons, de légumes ou de fruits, de véritables documents où les éléments sont décrits avec une minutie presque scientifique. On retrouve ici 27 espèces de poissons et huit espèces de petits animaux marins, certains locaux, d'autres importés, comme le sterlet originaire d'Europe centrale ou la tortue, d'Amérique du Sud. Les corps écailleux et luisants des poissons, les carapaces brillantes des crustacés, le velouté de la peau des phoques sont transcrits par le talent de Snyders qui entremêle les différentes espèces sans pour autant céder à la tentation de l'amoncellement. La table de bois brut, les paniers, les bassins de cuivre introduisent un dynamisme tempéré par une même gamme chromatique. On retrouve la mise en scène d'animaux, chère à Snyders, dans les chats aux extrémités gauche et droite, l'un défiant le phoque, l'autre caché sous la table ronde contenant les poissons déversés par le jeune homme.
Cette description si précise des poissons n'est cependant pas une illustration exacte d'un étal de poissonnier. En effet, poissons d'eau douce et poissons de mer étaient en réalité vendus séparément, les uns à l'extérieur, les autres à l'intérieur. Frans Snyders les réunit ici sur un même étal, dans un effet d'abondance et de variété saisissant. On peut y voir une image de la prospérité d'Anvers, alors principal fournisseur de poissons des provinces méridionales, concentrant le produit des différents ports de pêches avoisinants. Cet étal de poissonnier s'inscrit dans un contexte particulier, la Trêve de Douze Ans (1609 - 1621) permettant aux pêcheurs un accès illimité à la mer, et non plus seulement aux eaux locales. Snyders continue d'ailleurs, après la fermeture de l'Escaut en 1621, à dépeindre des étals particulièrement bien achalandés, image de la prospérité d'Anvers et des Pays-Bas. Considéré comme le meilleur peintre de poissons par ses contemporains, Snyders nous livre ici une extraordinaire vision du monde marin.