Commentaire :
" Peintre de la nature et du sentiment ", c'est ainsi que le Mercure de France désignait, en novembre 1763, Jean-Baptiste Greuze qui triomphait au Salon avec 'La Piété filiale' (Saint-Pétersbourg, musée de l'Ermitage). Vingt ans plus tard, cette expression illustre encore avec une grande justesse l'art développé par Greuze dans le tableau que nous présentons ici, intitulé 'Un premier chagrin'.
Dans un paysage où la nature a repris ses droits mais où l'on distingue encore quelques monuments classiques, deux jeunes enfants viennent apporter à leurs parents un agneau. L'expression affligée de la mère, soutenant sa tête d'une main, le bêlement de la brebis qui suit les enfants à gauche, le tombeau que l'on aperçoit ouvert à droite, l'aspect maladif enfin de l'agneau ne laissent guère de doute quant au sujet représenté : il s'agit de la première confrontation de ces deux jeunes enfants avec le mystère de la mort, que leurs parents vont devoir leur expliquer.
Avec ce 'Premier chagrin', Greuze renoue avec les sujets moralisants qui ont fait son succès, comme celui de la perte de l'innocence ('La cruche cassée', Paris, musée du Louvre, 'Le miroir brisé', Londres, Wallace Collection), en remplaçant toutefois les jeunes paysannes rougissantes et les aimables garçonnets du XVIIIe siècle par des figures d'un passé éloigné, vêtues à l'Antique et évoluant dans des vestiges archéologiques. Le thème de notre composition ne semble pas provenir d'une source littéraire mais bien de l'imagination du peintre. Edgar Munhall indique qu'il le traita à deux reprises à la même période : nous retrouvons en effet la même réflexion au sein de 'L'Agneau chéri' (1).
Ces deux œuvres dans le goût antique sont datées par Edgar Munhall vers 1785 par comparaison avec une troisième composition, 'L'Innocence entrainée par l'Amour', aujourd'hui conservée au musée des Beaux-Arts de Dijon (2), où l'on retrouve l'évocation de la perte de l'innocence traitée sur un mode allégorique à l'aide de nombreuses figures vêtues à l'Antique et placées devant une colonnade. Il est intéressant de souligner que l'esquisse préparatoire à cette œuvre a appartenu, comme notre tableau, au comte d'Espagnac et figurait dans la même vente de 1868 sous le titre " Le Triomphe de l'Hymen ". Les dimensions de cette étude (65 x 81 cm) sont proches de celles de notre toile, dont le traitement libre et vibrant, utilisant une matière très fluide et jouant sur la transparence, fait supposer à Edgar Munhall qu'il pourrait s'agir également d'une esquisse très aboutie pour un tableau de plus grandes dimensions qui n'aurait pas été exécuté.
'Un premier chagrin' est une œuvre d'une grande poésie. La stabilité de la composition, son coloris doux et harmonieux, la justesse des expressions des différents personnages, tout dans cette scène de vie familiale à la fois délicate et tragique invite le spectateur à la contemplation et à une certaine nostalgie. Considéré à son grand regret par ses pairs comme un peintre de genre, Greuze, qui avait ambitionné d'égaler 'La Mort de Germanicus' de Nicolas Poussin avec son 'Septime Sévère et Caracalla' en 1769, nous offre ici une nouvelle référence - bien plus subtile - au grand maître du siècle précédent et à ses célèbres 'Bergers d'Arcadie'.
L'authenticité de cette œuvre a été reconnue par Monsieur Edgar Munhall. Une copie de son avis en date du 27 septembre 2005 sera remise à l'acquéreur.
1. Huile sur panneau, 89,5 x 69 cm, Paris, galerie Moatti en 2002.
2. Dépôt du musée du Louvre, R.F. 2154.