5 ff. in-4, papier pelure blanc, au filigrane "Onion Skin. Made in U.S.A.". Nombreuses ratures, ajouts dans les marges, corrections. Fin 1940-début 1941, écrit à New-York (?). Comme le manuscrit édité et conservé à la Smithonian Institution (Washington), nos pages comportent plusieurs passages successifs des mêmes passages (les ff 1 et 2 sont une réécriture du même texte) et comportent de nombreux fragments raturés, des fragments peu lisibles.
Après la débâcle de 1940 qui l'a forcé à se réfugier dans le Jura, Léon Werth écrit à chaud le récit de cet exode, qu'il intitule Trente-trois jours. En octobre 1940, rejoint par Saint-Exupéry, il lui confie le manuscrit, en le chargeant de rédiger une préface pour ce livre et de le faire publier aux Etats-Unis où il se rend. Le livre ne paraîtra pas, mais la préface, longtemps retravaillée, paraîtra isolément en 1943 sous le titre Lettre à un otage (Pléiade, II, p. 88-107). Supprimant toute référence trop précise à son ami, il en fait un représentant plus général de la France qui souffre sous l'occupation allemande. Le présent manuscrit, cependant, est de ces passages supprimés : Saint-Exupéry explique clairement que sa première idée était de rédiger une préface au texte de son ami, qu'il y eut des tractations avec l'éditeur Brentano's et, qu'enfin, il se résolu à ne pas faire paraître l'ouvrage pour ne pas causer de représailles à son ami resté en France (ff. 4). Notons incidemment que c'est à "Léon Werth quand il était enfant" que Saint-Exupéry dédicacera son "Petit prince"
Avec d'importantes variantes, plusieurs feuillets donnent passages de chapitres publiés :
- Ff° 4-5. Certainement le passage le plus intéressant, car tout à fait inédit et révélateur des raisons pour lesquelles Saint-Exupéry décide de ne pas publier sa préface au texte de Werth. Ces pages doivent prendre place entre le projet de préface et le texte de "Lettre à un otage" : le passage semble destiné aux éditeurs Brentano's pour expliquer pourquoi il préfère retirer sa préface : "Il y a quelques mois mon ami Léon Werth a fait parvenir aux E.U. un manuscrit intitulé 33 jours. Au cours d'une conversation privée et sans avoir pris connaissance du manuscrit j'ai proposé à M. (illisible) de préfacer celui-ci à compte d'ami. Ce propos constituant une offre purement désintéressée n'a donné lieu à aucune conversation entre la maison Brentano's et moi." L'écrivain explique ensuite qu'à cause de l'occupation allemande, Léon Werth se sait "inexorablement condamné à mort par la faute de son livre. Par ailleurs ma présence sur le front... sera forcément diffusée par la propagande. Elle attirera certes des ennuis à ceux de France qui me sont chers. Dans le cas de Leon Werth qu'une préface aura fait solidaire du point de vue que j'y énonce, elle confirmera le danger de mort." Le livre de Werth "n'est pas de nature à servir actuellement la défense des Français", et il préfère lui éviter des "représailles stériles" et ne publiant pas sa préface. Il incite d'ailleurs les éditeurs à faire de même, pour sauver Werth : "Par ailleurs, il me semble que les Brentano's ne peuvent que différer la publication de ce livre jusqu'à l'heure où la lecture aura sauvé Werth du danger de mort."
- Ff 1 et 2 : deux réécritures du chapitre V (Pléiade, II, 101-102). Ces deux versions d'un même passage montrent bien le travail de l'écrivain, réécrivant sans cesse : "Comment sauver l'accès à cette communication mystérieuse par où les hommes communient en un rendez-vous qui leur est commun? Les craquements du monde moderne ont remis en question tous les systèmes de pensée. Il n'est pas de formule évidente ou universelle. Les problèmes sont incohérents, les solutions inconciliables. Les synthèses différentes ne satisfont pas. La vérité d'hier est morte, celle d'aujourd'hui est encore à bâtir et chacun ne détient qu'une parcelle de vérité. Dès lors se lèvent les prédicateurs qui poussent les uns contre les autres." (f. 1 ; la leçon du f 2 est : "Comment sauver l'accès à cette patrie mystérieuse ? Les craquements du monde moderne nous ont engagés dans les temps noirs où il n'est plus aucune formule évidente ou universelle. Les problèmes sont incohérents, les solutions inconciliables. Les synthèses différentes ne satisfont pas. La vérité d'hier est morte. Celle d'aujourd'hui est encore à bâtir et chacun ne détient qu'une parcelle de vérité."
- F° 3 : fin du chapitre II et début du chapitre III (Pléiade, II, 94-95). "Et voici qu'aujourd'hui où la France, à la suite de l'occupation totale, est entrée en bloc dans le silence avec sa cargaison, comme un navire tous feux éteints dont on ignore s'il surmonte ou non les périls en mer, loin de celui dont j'avais besoin pour exister, commence de hanter ma mémoire. Et je me découvre menacé dans mon essence par la fragilité de mes amis. Celui-là a cinquante ans, il est malade et il est juif. Ainsi peut-être est-il plus menacé qu'un autre par l'hiver allemand […]. Alors seulement j'imagine qu'il vit. Alors seulement, déambulant au loin dans l'empire de son amitié, lequel n'a point de frontières, il m'est permis de me sentir non émigrant, mais voyageur. Car le désert n'est pas là où l'on croit. Le Sahara est plus vivant qu'une capitale et la ville la plus grouillante se vide si les pôles essentiels de la vie sont désaimantés" (cf. chap. II). "Comment la vie construit-elle donc ces lignes de force dont nous vivons ? D'où vient le poids qui me tire vers sa maison? … De quels événements sont donc pétries les amitiés particulières et d'amitié en amitié, l'amour du pays ?" (cf. chap. III).