8 p. in-8. Port-Étienne [Nouadhibou, en Mauritanie], le 12 août [1931]. A un ami ("Cher ami"), avec lequel il dit avoir discuté à Buenos Aires, peut-être Benjamin Crémieux, auquel il écrit une lettre sur la même thématique trois mois plus mois plus tard de Port-Étienne également (Pléiade, II, 930-932).
Merveilleuse lettre écrite en 1931, quand, après son mariage avec Consuelo (avril 1931), il s'installe à Casablanca (mai 1931) car il a "demandé et obtenu de piloter les courriers sur Casa-Dakar ou plutôt Casa-Port-Etienne". Il assurera cette liaison entre mai et décembre 1931.
Ecrite l'année de publication de Vol de Nuit, cette lettre magnifique en développe la même thématique. "Vol de nuit" se voulait "un livre sur la nuit" : "la nuit est ici l'aventure même, dans laquelle s'élance une chevalerie nouvelle" (Paule Bounin, Pléiade, II, …), "elle est la superbe ennemie de Rivière qui, à chaque moment décisif, debout devant sa fenêtre ouverte la scrute, en mesure le danger, la défie avant d'envoyer ses troupes l'affronter". De même, la nuit est le sujet de cette lettre : "Drôle d'existence : nous ne volons guère que la nuit". Sur 8 pages denses, le pilote décrit les périls de ces vols, les astuces hasardeuses pour trouver son chemin dans le noir.
Le pilote explique d'abord toutes les difficultés de ces vols de nuit : "J'ai fait pas mal de vols de nuit mais jamais encore n'ai navigué dans une telle absence de tout. D'Agadir à Port Etienne, sur plus de quinze courts kilomètres, il n'y a plus une ville, plus un village, plus un phare et les tribus nomades elles-mêmes n'allument jamais de feux ou dissidence pour ne pas se révéler à leurs ennemis. Je crois que rien n'est aussi complet comme l'obscurité que le Sahara, la nuit, dans la brume."
Et cette obscurité est le principal problème pour le pilote ; toute la nuit, il se demande : "sommes-nous en mer ? Quelquefois, sous la brume on aperçoit un trou et tout l'équipage se penche : l'interprète navre le radiotélégraphiste et le pilote, et l'on cherche un signe, un indice, dans ce trou noir comme de l'encre, mais dans ces nuits de paix, il est impossible de distinguer. On descend en spirale avec précaution, et tout à coup on sent une odeur d'algue, de marée : on est en mer. Alors on est bien embêté. Hier, j'ai tourné autour d'une lumière que j'avais découverte ainsi dans ce vide. Pour moi, c'était le feu d'une tente maure, mais mon télégraphiste m'écrivait : "Je vous jure que c'était un bateau" et comme nous visions autour d'elle, sans horizon visible, dans le noir, il n'y avait plus au monde que cette étrange petite lumière qui voltigeait autour de nous, qui semblait monter et descendre, mais sans se laisser déchiffrer. Quand on se juge aux environs d'un fort - il y en a deux sur notre parcours - on demande par TSF : "Braquez vos phares sur les nuages - nos phares sont braqués", car il faut trouver dans toute cette brume un refuge minuscule comme un radeau. Ou bien le fort nous avertit : "Nous allons lancer une fusée…- Allez-y - la fusée est lancée…" Et nous cherchons dans tout le ciel cette étoile filante qui peut se voir à trente ou quarante kilomètres quelques fois. Souvent, on croit voir un phare et l'étoile dans laquelle vous voyez et qui est perdue vraiment au milieu d'autres fausses étoiles en trompe l'œil, que l'on n'atteindra jamais, qui sont de vrais mirages de la nôtre et quelques fois celui de bateaux dans un trou creusé dans la brume sur la mer, et qui ne sont qu'une apparence de refuge."
Ces dangers n'empêchent pas Saint-Exupéry d'exprimer sa passion pour son métier de pilote, par lequel il périra : "je me demandais pourquoi, plus il est dur, plus j'aime ce métier. Et nulle part il ne peut être plus dur qu'ici." Le ton devient alors moins descriptif, et l'écrivain évoque l'étrange combat entre son psychisme et les "quelques lumières" qui le guident : "Il n'y a même plus de réactions sportives, de lutte physique. L'avion, le pilotage, les instruments, les variations de régime du moteur, les mouvements des mains, toute cette part matérielle ou physique devient tellement inconsciente, organique. Tout cela fonctionne en sous-sol, comme notre estomac ou notre cœur, sans procurer ni plaisir ni peine. Dans ce dénuement, cette pauvreté, il n'y a plus qu'un jeu qui se joue entre soi et quelques lumières. Tout se transpose bien étrangement sur le plan moral, ou souffre d'abandon, de privation, d'absence, ou bien l'on se sent plein d'espérance à cause d'une petite lumière lointaine qui résume tout, qui apporte tout comme si l'on rejoignait sa propre planète après l'avoir perdue..."