Sur l’état du monde et la carrière militaire de son fils.
8 novembre. « Nous avons été, Maman et moi, enchantés de vous voir tous les quatre dans le cadre qui est le vôtre pour quelque temps, quoi que notre bref séjour ait eu d’improvisé et de bousculé. Je serai plus content encore quand j’apprendrai que ta formation reçoit finalement le matériel nouveau qu’elle attend.
Ici tout se concentre sur la menace de faillite monétaire et budgétaire d’une part, et d’autre part sur l’ébranlement produit dans l’alliance atlantique par plusieurs facteurs concurrents : mollesse de la 3e force française, outrecuidance des Allemands, épuisement bougon des Anglais, colère américaine, etc. »…
1er décembre. Compte rendu de son entretien avec le commandant Lahaye, au sujet des affectations possibles de Philippe de Gaulle au commandement d’une escadrille… « Comme je demandais au commandant Lahaye pourquoi, dans ces conditions, tu avais été affecté aux bombardiers lourds, il m’a répondu que tu étais, dans ton actuelle formation, à même de pratiquer beaucoup de choses relatives à la chasse anti-sous-marine et valables sur tous les appareils et qu’ainsi tu te préparais à ce dont il me parlait. Comme je lui demandais enfin pourquoi tu n’étais pas second de ton actuelle escadrille si l’on pensait à te mettre à la tête d’une Unité, il m’a répondu qu’on avait – en raison des disponibilités – été obligé de bourrer l’escadrille à laquelle tu appartiens actuellement »…
15 décembre. « Personne ne comprend, mieux que ton Papa, les sentiments de mélancolie et même d’irritation que tu éprouves – comme tant d’autres – dans la triste époque et la très pauvre Marine où tu sers. Ne crois pas, d’ailleurs, que cette nostalgie soit le lot de ceux-là seulement qui font métier des armes. Presque toute la jeunesse en est là en France et dans beaucoup d’autres pays. Pour quelques-uns, qui sont “civils”, la réussite peut paraître facile, en admettant qu’elle soit durable. Mais, pour combien d’autres l’existence est-elle matériellement médiocre et incertaine, ou étroitement terre à terre, ou liée à un milieu professionnel sans distinction ni intérêt ! (tous tes cousins, germains, ou issus de germains, en sont là).
Ce qui se passe pour ta génération militaire s’est passé pour la mienne entre les deux guerres (quoique, il est vrai, avec moins d’acuité). Je ne connais pas un seul de mes contemporains qui, ayant quitté l’armée, n’ait regretté de l’avoir fait. Moi-même, qu’aurais-je accompli, si, le grand moment venu, j’avais été industriel, commerçant, avocat ou… député ? Ici, je touche peut-être au fond de la question pour ce qui te concerne. L’état du monde ne permet pas de croire que tout doive longtemps s’assoupir et ronronner. Il y a trop de choses qui remuent dans les cinq parties de la terre. Si cela se gâte avant que je sois mort ou hors d’état d’agir, la force des choses me rejettera, sans doute, les grandes responsabilités. Alors, pour t’employer comme j’y pense, il vaudra beaucoup mieux que tu sois resté “intact” dans une carrière où, du moins, on ne se salit pas. Si je suis mort ou hors de course lors de l’éruption du volcan, c’est toi, mon fils, qui devras devenir le de Gaulle du nouveau drame. Pour cela, il sera infiniment préférable que tu sortes d’un milieu propre, et crois-moi, respecté »…
LNC, II, p. 1037, 1041 et 1045.