4 pp. , 4 pp., 4 pp., 3 pp., 4 pp. 5 pp., in-4 sur papier bleu.
En 1860, Dumas fait la connaissance de Garibaldi et s’engage à ses côtés en souscrivant pour l’achat de carabines. Il participera à la campagne de Sicile puis à la révolution qui chasse les Bourbons de Naples. Dumas s’installe dans la ville qu’il avait tant aimée vingt-cinq ans plus tôt et y fonde un journal, L’Indipendente, dont le premier numéro paraît le 11 octobre 1860. Il en rédigera presque seul les articles jusqu’à son départ de Naples le 6 mars 1864.
Dumas y traitera des sujets les plus variés, politique internationale ou simples faits divers. Il y propose aussi de grandes enquêtes sur la situation politique et sociale de l’ancien royaume des Deux-Siciles.
Brigandage, impunité des riches et misère du peuple
Une des principales enquêtes menées par Dumas concerne le brigandage qui sévit de manière endémique dans la région. Dumas en analyse les causes, donne des exemples et propose des solutions. Son étude est fouillée, documentée et extrêmement lucide.
Les articles, écrits en français par Dumas et ensuite traduits en italien, parurent dans L’Indipendente du 23 mai au 10 juin 1862 sous le titre Dell’origine del brigantaggio, delle cause della sua esistenza, e del modo du distruggerio. Ils furent repris dans le Monte-Cristo des 7 et 10 octobre 1862.
Les manuscrits présentent de nombreuses différences avec le texte imprimé.
1) – De la subsistance de la féodalité dans l’Italie méridionale :
Dumas prend le problème à sa racine et pointe son origine dans la misère du peuple : Nous attribuons le brigandage à la féodalité […].
À la sortie des royaumes barbares les faibles demandèrent protection aux forts, leur promettant fidélité, dépendance et servage.
Les forts et les riches acceptèrent, et moyennant leur renonciation à tous leurs droits d’hommes libres, c’est-à-dire ayant volonté et possession, ils garantirent aux faibles et aux pauvres LA VIE. Et ils leur garantirent la vie – non point parce que le fort doit protection au faible, non point parce que le riche doit assistance au pauvre, non point parce que le l’évangile dit – aimez votre prochain comme vous-même – mais parce que LA VIE capital aliéné à leur profit par son propriétaire leur rapportait un intérêt usuraire. […]
Nulle part la féodalité n’a été plus nombreuse et le pouvoir féodal plus grand que dans le royaume des Deux Siciles, parce que le royaume des Deux-Siciles a été conquis plus souvent qu’aucun autre. Et chaque conquête a imposé sa féodalité. Il en résulte que la féodalité y a partout des racines si profondes qu’elle a jusqu’à présent paru impossible à extirper.
Certes il y a eu une évolution :
Les serfs sont devenus des paysans, des colons même, mais ces paysans et ces colons ne forment pas un peuple, car les seigneurs sont restés, et tant qu’il y a des seigneurs – disons le hautement comme doit être dite toute vérité – tant qu’il y a des seigneurs dans un pays il n’y a pas de peuple.
Et bien c’est à la puissance despotiquement exercée de ces seigneurs que j’attribue l’origine du brigandage. C’est à l’absence d’un peuple que j’attribue son existence. […] La féodalité abolie en droit en 1809 a continué et malheureusement continue encore d’exister en fait.
2) - Dumas revient sur ce qu’est la féodalité : l’accumulation de richesse au-delà de toute proportion avec le reste de la population. Mais il se veut rassurant :
Ne craignez pas que nous ayons l’idée d’enlever la moindre parcelle de cette grande propriété, si grande, si nuisible qu’elle soit aux populations qu’elle épuise. Dieu nous en garde
LA PROPRIÉTÉ EST SACRÉE.
Nous ne voulons pas attaquer la richesse des riches.
Nous voulons faire une richesse aux pauvres.
La loi de 1809 a fait le peuple libre devant la loi mais pas dans les faits. Et il n’a qu’un moyen pour subsister : se jeter dans la montagne et se faire brigand,
« de s’emparer des riches et d’exercer à leur tour en les mettant à rançon, cette pression sanglante qu’ils regardent comme une revanche permise, comme une vengeance légitime, comme la peine du talion, enfin.
Dumas, écrivain, cherche des arguments dans la littérature : L’esprit des poètes, chose étrange, a été plus profondément frappé de cette vérité sociale que la raison des législateurs. Et il en appelle aux Brigands de Schiller et au Jean Sbogar de Nodier.
Mais soucieux de ne pas s’aliéner les classes possédantes, il réaffirme en fin d’article qu’il ne veut pas toucher aux biens ni aux têtes de ceux qu’il réprouve.
3) – Sur l’impunité dont jouissent les possédants dans leurs exactions contre les pauvres.
Si un riche bouge les bornes à son profit au détriment du terrain d’un pauvre, celui-ci n’osera rien dire de crainte d’un procès long et désastreux sans qu’il puisse avoir chance d’obtenir justice […] privé de la sympathie judiciaire qui il faut le dire, dans l’Italie méridionale manque généralement aux pauvres.
Dumas détaille ensuite comment les riches assistés par les notaires s’emparent des terres qui ne leur appartiennent pas.
Pour les riches le peuple qu’il n’appelle que « la canaille » doit être
maintenu dans le plus complet des abrutissements, dans la plus profonde misère, dans la plus abjecte corruption […] car alors les seigneurs sont tranquilles et satisfaits et le Baron féodal retombe en mesure sur le dos du pauvre comme le fléau sur le germe de blé, mais qu’on ne s’y trompe pas cependant, dans ce peuple si abruti si opprimé si écrasé qu’il soit circule une dernière étincelle qui peut amener un incendie […] C’est le désespoir c’est la haine, c’est la vengeance, alors il ne faut que la goutte d’eau qui fait déborder le vase, que l’occasion se présente, et le malheureux torturé dans son père, dans lui-même et dans ses enfants, se jettera dans la montagne, se fera brigand et libre de cette liberté sauvage que donne le mépris de la mort – le détail de l’humanité – la révolte contre la loi, égorgera, pillera, rançonnera et en arrivera enfin à dominer à son tour par la terreur et l’épouvante les anciens dominateurs.`[…]`
Voilà pourquoi le mot bandit n’a pas la même signification à Rome, à Naples, dans les Abruzzes, dans les Calabres, en Sicile qu’en France.
Et voilà pourquoi la cause du brigandage existant toujours, et faisant partie en quelque sorte non seulement des coutumes mais des lois du pays, voilà pourquoi on arrivera si l’on ne détruit pas cette source à le comprimer parfois, jamais à la détruire.
La misère, l’injustice et l’oppression sont les trois sources où il s’alimente.
4) – Du partage nécessaire des terres. Comparaison avec ce qui s’est passé en France
Nous n’aurions pas insisté sur la division des biens du clergé en lots de deux trois et quatre hectares si nous n’avions pas sous les yeux l’exemple de l’amélioration produite en France par les divisions des biens des émigrés. Ainsi la première guerre de la Vendée où le paysan ne possède pas ou presque pas et dépend des Seigneurs est terrible […] elle ne finit en réalité qu’en 1796, elle dure près de quatre ans.
En 1799 la seconde guerre de Vendée recommence, mais déjà le paysan commence à devenir propriétaire et la guerre ne dure qu’un an.
Enfin en 1832 la duchesse de Berry en personne essaie de la soulever une troisième fois, mais quelques chefs se soulèvent seuls, les paysans refusent leur concours à la révolte […] le paysan craint pour sa moisson et la maison à lui et s’il prend son fusil c’est pour garder son champ et sa chaumière et non pour rappeler une dynastie sous lesquels il se souvient que ses aïeux ont été serfs et que son père a été pauvre.
Mais il se présente une grande difficulté que je soulève moi-même, afin que l’on ne croie pas qu’elle m’a échappé, cette classe de citoyens à laquelle on doit nécessairement distribuer les terres se trouve depuis dix générations peut-être […] endettée avec les riches propriétaires. Or dès que ceux-ci verront leurs débiteurs posséder une bribe de terrain si pauvre qu’elle soit, ils leur feront immédiatement un procès, ils saisiront le bois, le blé, les olives […] Ils les exproprieront enfin, et les pauvres martyrs de la féodalité seront réduits au bout de deux ans, au même état de misère […]
En ordonnant le partage de ces biens, il faut donc que le législateur vote une loi qui assure aux nouveaux propriétaires la possession du fond et de la superficie, c’est-à-dire de la terre et de son produit, en déclarant l’une inaliénable, l’autre insaisissable.
[…] La richesse a eu assez longtemps ses majorats. La pauvreté ne pourrait-elle pas à son tour avoir les siens.
5 – Fin de l’enquête et conclusions
Dans l’état actuel des choses toutes ces vastes propriétés ecclésiastiques, domaniales, communales, etc sont toutes louées à des prix infimes […] mal cultivées, et relativement au peuple c’est exactement comme si elles n’existaient pas.
En passant dans les mains de petits censitaires, ces propriétés seraient mieux cultivées puisqu’il faudrait que ces propriétaires trouvassent leur existence et celle de leurs familles sur le produit de ces terres le cens payé.
Or c’est une maxime incontestée en l’économie politique qu’en augmentant la production du sol, on augmente non seulement le Bien être privé mais la richesse publique.
Une nation n’est réellement riche et forte qu’autant que la propriété est équitablement et universellement répartie. Comparez la force morale et matérielle de la France de 1860 riche de ses cinq millions de propriétaires avec la force morale et matérielle de la France de 1760 comptant seulement de 30 à 40000 propriétaires.
L’agglomération de la propriété chez un petit nombre d’individus constitue la fortune et la richesse d’une fraction de la population seulement mais elle constitue en même temps la misère des masses c’est-à-dire fait une nation pauvre.
[…] Nous venons donc vous dire au nom des masses qui depuis quatre cents ans souffrent de l’oppression, du froid, de la faim, vous venons vous dire examinez, pesez, discutez cette importante question de la division de la terre et une éternelle reconnaissance s’attachera au nom du roi qui l’aura provoquée, des ministres qui l’auront opérée. Il ne s’agit pas de venir vous dire comme […] l’agitateur Prud’hon la propriété c’est le vol.
[…] Donnez à ceux qui n’ont pas sans dépouiller ceux qui ont.
Il en sortira la plus grande, la plus morale, la plus populaire, la plus publique, la plus sociale, la plus pacifique révolution des temps modernes.
LA RÉVOLUTION DU SOL.
6 – Réponse de Dumas à… Dumas
Le dernier article est une lettre que Dumas adresse au journal L’Indipendente, suite à la publication de ses articles sur le brigandage.
Je ne sais si vous pouvez vous douter à Naples, du bruit que font dans nos provinces vos articles intitulés des origines du brigandage – des causes de sa persistance et des moyens de le faire cesser. C’est avec une avidité fébrile qu’ils sont lus à la fois par l’aristocratie et par le peuple […]
Puisse votre voix être entendue à Turin c’est le vœu de tout ce qui désire ici l’amélioration de la classe pauvre, le bien être du laboureur, du métayer, du colon. Trois ou quatre siècles de misère et de souffrances nous paraissent une dette suffisante payée à la fatalité.
Vous, monsieur, vous venez d’ouvrir la porte au terme moyen et depuis huit jours, le peuple comprend qu’il n’est pas besoin de ruiner les riches pour enrichir les pauvres, et que Dieu a fait la terre assez grande pour que le plus petit sur un terrain à lui appartenant ait son humble place au soleil.
À l’appui de la nécessité de cette loi sur l’insaisissabilité des terres, Dumas narre une anecdote dont il garantit l’authenticité. Elle se situe en 1858 en Calabre : le roi Ferdinand autorisa le partage des vastes propriétés du village de Strongoli. Dans le village se trouvait une riche famille :
En moins de deux mois la famille ….. avait imposé par un moyen ou par un autre aux malheureux habitants de Strongoli l’obligation de leur vendre leurs lots au prix … on dirait que la main qui vous raconte cette triste histoire se refuse à vous dire à quel prix – au prix de DEUX PIASTRES le lot […] En moins de deux mois cette infortunée communauté était plus pauvre qu’auparavant. […]
Ces faits parlent trop haut par eux-mêmes pour que j’ajoute aucun commentaire. […]
Nous avons reproduit cette lettre sans y faire d’autres changements que de supprimer les noms propres.
Importants articles partiellement édités en français (le dernier semble être resté complètement inédit) qui montrent la forte implication de Dumas dans la politique italienne et le sort des classes défavorisées de l’Italie méridionale.