Commentaire :
Cet important tableau nous plonge dans un monde que certains regards jugeront lointain et pourtant… dans beaucoup de pays du monde les choses ne sont aujourd'hui pas vraiment différentes. Tous les regards et les mouvements des corps se dirigent dans une même direction : le donjon et le prisonnier qui est y enfermé. Ce dernier se distingue à sa fenêtre du premier niveau. Qui est-il pour faire l'objet d'une telle attention et d'une garde aussi nombreuse au sein d'une forteresse conçue avec trois niveaux de défense ? Sans aucun doute un personnage de qualité, un seigneur dont le prix de l'échange est de la plus haute importance pour la négociation d'un traité. Comment ne pas penser à certaines captivités célèbres dans l'histoire : celle de Jean le Bon en Angleterre (dorée, certes) ou celle, contemporaine de notre tableau, de François Ier à Madrid à la suite du désastre de Pavie en 1525 ?
L'atmosphère étrange, presque anxiogène, de la scène est renforcée par les vols de corbeaux, par un ciel tourmenté, des effets de lumières rougeoyants de fin de journée d'hiver font écho à des incendies au lointain : la guerre est partout. La motte féodale qui supporte le donjon a été essartée comme il convient pour une parfaite visibilité, chacun est à son poste, le prisonnier jamais ne pourra s'échapper. Les descriptions de multiples détails sont autant de renseignements sur l'architecture d'une place forte de la première partie du XVIe siècle et sur les activités d'hiver à la campagne, notamment les travaux liés au bois. Ainsi le séchoir à bois à gauche de l'entrée du premier porche étonne celui qui ne connaitrait pas cet usage de pose pour faciliter un bon séchage des planches récemment façonnées. La coupe des troncs à 80 cm du sol, les stockages de fagots sous les auvents, le tas de poutres prêtes à l'usage dans la grande cour, mais aussi l'architecture des portes, barrières, clôtures et palissades sont décrits avec précision pour le bonheur des observateurs les plus exigeants.
Ces fermes fortifiées ont pratiquement disparu du paysage des Flandres et rares sont aujourd'hui les témoignages plus ou moins complets de ce qu'était une seigneurie avec son système de défense autonome. En France, il est beaucoup plus courant de rencontrer de tels complexes encore plus ou moins complets, paradoxalement souvent préservés par un abandon du lieu. Ici la " maison noble " se distingue par sa façade et un pignon droit à gradins, ses fenêtres à meneaux et sa couverture en tuiles, alors que l'annexe à gauche est couverte de chaume avec des murs sans doute en pisé et des fenêtres à structures de bois.
Lucas Gassel est une personnalité peu connue. Né en Barbant et formé à Anvers, il exerce son métier de peintre à Bruxelles sous l'influence d'une des cours les plus raffinées d'Europe. Comme l'illustrent nombre de ses tableaux, l'artiste semble avoir eu des connaissances complètes en de nombreux domaines, tels que la géographie, la botanique, l'architecture. Il n'est pas exclu qu'il soit allé parfaire son éducation en Italie, notamment à Venise où il aurait séjourné. Les Scènes de l'histoire de David et Bethsabée dans les jardins d'un palais Renaissance (fig. 1), présentées dans nos salles en 20151, témoignent comme dans notre panneau d'une parfaite maitrise de l'espace, d'un goût profond pour l'architecture et d'un plaisir non dissimulé de jouer avec les nombreuses figures humaines qu'il place en grand nombre dans l'ensemble de sa composition en multipliant les niveaux de lecture. Un dessin sous-jacent soigné se discerne à de nombreux endroits et montre le soin accordé par Lucas Gassel dans la préparation de son panneau mais aussi la liberté qu'il s'accorde le pinceau à la main pour offrir à sa composition quelques variantes au dernier moment.
Par son rare état de conservation, sa taille ambitieuse et la richesse descriptive des scènes représentées notre panneau est une œuvre précieuse dans le panorama de la peinture de paysage au XVIe siècle dans les Flandres.
1. Artcurial, Paris, 27 mars 2015, n° 173.