Commentaire :
Sur un entablement de pierre, la panse irisée et familière d'un chaudron de cuivre côtoie quelques légumes d'hiver au côté d'un égrugeoir, petit mortier de bois. C'est le quotidien dans toute sa simplicité et sa rusticité qui s'exprime ici, sous le pinceau de Jean-Siméon Chardin. L'apparente sobriété de cette composition ne doit cependant pas nous laisser ignorer qu'elle témoigne d'une étape de maturation de l'art de ce peintre qui ne cesse de nous étonner.
A partir de 1730 en effet, Chardin commence à réaliser des compositions d'un type nouveau, illustrant des intérieurs de cuisine à l'aide de quelques rares motifs, ustensiles banals, pauvres et quotidiens, auxquels se joignent des légumes ou un peu de viande ou de poisson et parfois les plis blancs d'une serviette. Emergeant d'un fond neutre généralement sombre, ces objets deviennent l'unique sujet de la toile et sont d'autant plus valorisés que leur nombre est limité. Le spectateur a ainsi tout loisir de s'absorber dans les reflets rosés du cuivre et ceux plus doux du bois tourné, ou encore dans les flocons blancs des bouquets de chou-fleur.
Peu de temps auparavant, les premières natures mortes de Chardin manifestaient encore la dette de l'artiste à l'égard des peintres flamands, utilisant notamment le répertoire de la chasse, et des peintres français actifs sous le règne de Louis XIV. Nous pouvons citer dans ce registre les deux célèbres morceaux de réception de Chardin à l'Académie royale en 1728, La Raie et Le Buffet, tous deux conservés au musée du Louvre. Pour répondre à des commandes, il élabore également des compositions décoratives et allégoriques, substituant aux ustensiles de cuisine des instruments de disciplines plus nobles, comme la Science et les Arts1.
Rapidement cependant, le peintre choisit d'épurer ses tableaux, et ce radicalement, dans une recherche d'équilibre. Fait également nouveau en ce début de XVIIIe siècle, il délaisse tout discours symbolique ou moralisateur, qui venait jusqu'ici régulièrement enrichir la valeur de ce genre pictural peu considéré qu'était la nature morte. C'est pour eux-mêmes qu'il dispose ces objets et les offre à notre regard, tels qu'ils se présentaient à celui de ses contemporains, dans leur nudité, sans fioritures ni anecdotes. Cette évolution dans la construction de ses compositions va de pair avec celle de sa touche, qui se fait progressivement plus lâche et moins minutieuse. Ces sobres compositions de la première partie des années 1730 seront le laboratoire d'une manière qui atteindra son plein épanouissement chez Chardin dans les années 1760 et c'est dans la première moitié de cette décennie que notre Marmite de cuivre, choux-fleurs et égrugeoir sur un entablement est à situer. Renouant avec la nature morte, le peintre retrouve ses motifs de prédilection comme les chaudrons cuivrés et les égrugeoirs, tels qu'il avait pu les peindre par exemple dans la Nature morte au quartier de côtelettes datée de 1732 et conservée au musée Jacquemart-André à Paris (fig. 1), renouvelant toutefois ses propres innovations en conservant la modestie des sujets mais en les décrivant avec toujours moins de précision, délaissant la minutie du détail pour se concentrer sur le rendu des masses et des volumes. Denis Diderot parviendra alors avec beaucoup de justesse à décrire l'impression créée par la matière rugueuse et ample de Chardin : " Le faire de Chardin est particulier. Il a de commun avec la manière heurtée, que de près on ne sait ce que c'est, et qu'à mesure qu'on s'éloigne l'objet se crée, et finit par être celui de la nature2. "
Mais la fécondité de tableaux comme celui que nous présentons fut loin de s'arrêter au XVIIIe siècle et à la carrière de leur auteur. En effet, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les tenants de la modernité n'eurent de cesse d'étudier et d'admirer leur prédécesseur, exprimant sans faux-semblant leur dette à son égard. Pour n'en citer qu'un seul, découvrons cette lettre de Vincent van Gogh à son frère Théo : " J'ai extrêmement apprécié ce qu'il [Goncourt] dit de la technique de Chardin. Je suis de plus en plus convaincu que les vrais peintres n'achevaient pas dans le sens qu'on donne trop souvent au mot achever, c'est-à-dire avec tant de précision qu'on peut mettre le nez dessus. Les meilleures peintures et justement les plus parfaites du point de vue technique, en les regardant de près, sont faites de couleur l'une à côté de l'autre et produisent leur effet à une certaine distance. Rembrandt n'en a pas démordu, malgré toutes les souffrances que cela lui a values ... À ce point de vue, Chardin est aussi grand que Rembrandt3. "
1. Paris, musée Jacquemart-André.
2. D. Diderot, Salon de 1765.
3. Vincent Van Gogh, 'Lettre à son frère Théo [novembre 1885]', in 'Correspondance complète de Vincent van Gogh', Paris, 1960, t. II, p. 499.