Commentaire :
C'est une charmante scène, hors du temps, du monde et de ses préoccupations, qu'il nous est donné ici de contempler : dans un jardin, deux jeunes femmes à la toilette à la fois élégante et légère sont affairées à faire marcher sur ses pattes arrières un petit chien, vêtu pour l'occasion d'une pèlerine, pour la plus grande joie des trois enfants dont elles s'occupent. Ceux-ci en ont délaissé le cheval sur roulettes qui, à droite de la composition, semble regarder la scène. C'est toute la quintessence des plaisirs de l'enfance qui est concentrée dans ce grand lavis de Fragonard, parvenu jusqu'à nous dans un état de fraîcheur exceptionnel.
Le peintre n'en est pas à son premier essai et l'aisance avec laquelle il trace sur le papier, à l'aide de quelques traits de crayon noir étoffés de lavis nuancé, une si séduisante composition est un témoignage de son éblouissante virtuosité, aussi bien dans la conception que dans l'exécution. Réalisée très probablement dans la première moitié des années 1780, cette grande feuille propose une vision idyllique du bonheur familial dans un cadre naturel, en écho aux préoccupations des Lumières qui brillent alors de leurs derniers feux. Sous l'impulsion des théories de Rousseau, d'une politique nataliste et d'une progressive libération de la parole des femmes, une nouvelle sensibilité avait vu le jour à partir des années 1760, se manifestant notamment par l'affirmation du sentiment de la famille et une plus grande implication des parents auprès de leurs enfants. Dans les arts, la représentation de l'enfant évolue également et celui-ci, avec ses émotions propres, ses jeux, sa place au sein du foyer et son rôle dans les plaisirs de la vie domestique va occuper une place de choix, notamment dans la scène de genre. Le sujet était tout désigné pour le pinceau de Fragonard, tout en sensibilité et en spontanéité, et il s'en empara avec délices dans de nombreuses compositions, suscitant l'émerveillement des amateurs de son siècle et des suivants : " Feuilletez tous ces dessins de Fragonard, feuilles éparses, pensées volantes que nous montre cette chapelle de son Œuvre : (…) - l'enfance y revient à tout moment, l'enfance y rit presque partout. Elle est la fraîcheur, la jeunesse, l'innocence de tous ces petits tableaux. (…) L'enfance porte bonheur à Fragonard1. "
Auprès de ces enfants, la place des animaux, indispensables compagnons des jeux et d'une heureuse vie domestique, est une constante chez Fragonard. Nous retrouvons ainsi des petits épagneuls habillés et faisant le beau dans une composition probablement contemporaine de notre dessin, titrée " L'éducation fait tout " par la gravure, dont la scène est située dans un intérieur plus rustique que notre élégant jardin (fig. 1, Sao Paulo, Museo de Art ; un dessin est également conservé à Aylesbury, Waddesdon Manor). Si plusieurs versions de L'Education du chien sont mentionnées et connues², le dessin ayant appartenu au vicomte de Grouchy est aujourd'hui le seul incontestablement de Fragonard - les autres feuilles attestant de sa séduction - et sa redécouverte dans un si bel état de conservation est un privilège.
Nous remercions Madame Eunice Williams de nous avoir aimablement confirmé l'authenticité de ce dessin d'après une photographie.
1. E. et J. de Goncourt, 'L'Art du XVIIIe siècle. Troisième série', Paris, 1882, p. 300 et 302
2. Ananoff ('op. cit.', p. 25-26) en répertorie quatre : le n° 590 doit très vraisemblablement être rapproché de notre dessin décrit sous le numéro suivant, restent le n° 589, considéré comme un faux dans les collections du Metropolitan Museum of Art de New York, et le n°592, catalogué comme " attribué à Fragonard" au Fogg Art Museum de Cambridge.