Commentaire :
Au cours des premières décennies du XIXe siècle, les peintres partirent à la recherche de nouvelles sources d'inspiration venant à la rencontre du goût nouveau pour la représentation du passé national et plus largement européen, délaissant l'Antiquité classique au profit d'un Moyen-Age et d'une Renaissance sublimés. C'est ainsi que Gillot Saint-Evre alla puiser chez Shakespeare les sujets des deux compositions qu'il exposa au Salon de 1822 : " Prospero, duc de Milan, exposé avec son enfant aux fureurs de la mer dans une vieille barque sans agrès " (localisation actuelle inconnue) et " Miranda fait une partie d'échecs avec Ferdinand, qu'elle accuse, en plaisantant, de tricher ". Ces épisodes sont tirés de La tempête, pièce en cinq actes donnée pour la première fois en 1611 devant le roi Jacques II et sa cour.
La scène représentée sur notre tableau se passe sur l'île enchantée sur laquelle Miranda et son père Prospéro sont exilés depuis plus de douze ans. Les protagonistes sont les jeunes amants Miranda et Fernando au premier plan et à l'arrière-plan à gauche, leurs pères respectifs, Prospéro, duc de Milan déchu et Alonso, roi de Naples, qui avait organisé la chute de Prospéro. Dans son commentaire du Salon de 1822, Charles Landon nous précise le récit qui se déroule sous nos yeux : " Miranda, fille du duc de Milan, détrôné, a été élevée dans une île déserte, où elle n'a jamais vu que son père Prospero et un horrible esclave. Elle aperçoit tout à coup le prince Ferdinand, héritier du trône de Naples : elle l'aime avant de connaitre son rang ; et le jeune prince à peine échappé du naufrage, où il croyait avoir perdu son père, oublie son malheur à la vue de cette jeune étrangère, dont les grâces et la charmante naïveté lui inspirent l'amour le plus vif. Bientôt Ferdinand obtient la confiance de Prospero, qui se fait connaître, le reçoit dans son habitation, lui promet sa fille et le laisse avec l'aimable Miranda. Les amans emploient la soirée à une partie d'échecs, et Miranda, en plaisantant, accuse Ferdinand de tricher ; le prince s'en défend en lui parlant de son amour. Cependant la porte de la cabane s'ouvre ; et Prospero, qui amène le roi de Naples, lui fait voir son fils, qu'il croyait perdu dans les flots. Le naufrage n'était qu'une illusion produite par le pouvoir magique de Prospero pour confondre ses ennemis, retrouver ses états, et placer sa fille sur le trône de Naples1. "
Fidèle à la source qu'il a choisi, c'est une véritable scène de théâtre que nous propose ici Gillot Saint-Evre, avec des personnages en costumes du XVIe siècle dont les attitudes et les expressions soulignent la clé de la narration. A la douce et heureuse complicité des deux amants, qui semblent coupés du reste du monde, viennent répondre la gravité de Prospero et la stupeur d'Alonso. Ce contraste entre deux univers est souligné par un éclairage particulier. Le peintre a en effet choisi un clair-obscur rougeoyant, qui n'est pas sans rappeler l'art des Hollandais du XVIIe siècle comme Godfried Schalcken, pour envelopper Miranda et Ferdinand et une lumière bleutée plus froide pour le groupe des hommes à gauche.
La plupart des critiques furent élogieuses au sujet de cette œuvre, qui était avec son pendant la première exposée au Salon par Saint-Evre. Adolphe Thiers souligne le " charme des expressions ", la pureté du dessin et le style " parfaitement historique " des figures, désignant Saint-Evre comme un " jeune artiste de la plus belle espérance² ". Nous remarquons en effet le grand soin apporté par le peintre à l'exécution de ce tableau, tant dans la construction de la composition que dans la délicatesse des attitudes et la justesse des expressions. Son ambition se traduit également dans le choix de ce sujet shakespearien, annonciateur de l'art de ses successeurs romantiques.
1. Charles-Paul Landon, op. cit., p. 81-82
2. Adolphe Thiers, op. cit., p. 112