3 p. in-12 [été 1891, à Albert Carré directeur de l'Opéra Comique]. Chalet du Mont Blanc, Divonne, Ain, signées "Guy de Maupassant".
Magnifique lettre de Maupassant sur son refus du théâtre, sa maladie et sa volonté d'être hors des hommes, reclus. Il a bon espoir de reprendre la mer, seul sur son bateau. Il n'a plus que deux ans à vivre.
"Cher monsieur,
Il n'y aura pas d'Yvette cet hiver et il n'y en aura probablement jamais. Le théâtre décidément m'ennuie tout à fait : je ne peux jamais me décider à aller voir les pièces des autres, cela n'est pas fait pour me donner le goût de m'y mettre à mon tour.
On aura beau me tenter je crois que c'est un art mort. Tout ce qu'il y a d'amusant et de passionnant dans le roman : Les personnes dites jusque dans leurs replis, par les atmosphères à créer, toute la vie à faire naître sous toutes ses nuances, toute l'infinie variété des détails et des caractères, qui sont si amusants à chercher disparaissent dans le besoin du grossissement, la nécessité de l'effet et le remplacement par des artistes, même de grand talent, de la vraie personnalité humaine t'elle qu'on la voit.
D'un autre côté, j'ai été atteint, il y a dix huit mois, d'une maladie nerveuse par suite de travail cérébral excessif (car j'ai publié vingt-sept volumes en dix ans), et cette maladie exige que mon isolement et surtout mon oubli de toute vie littéraire et mondaine soient encore très longs. Je viens de passer quatre mois sur mon yacht afin d'éviter tout contact avec l'homme, et quand j'aurai fini mon traitement sous la douche glacée de Divonne, je reprendrai la mer et j'irai pour l'hiver sur une côte chaude d'Orient. J'ai trois sujets de roman complètement préparés et je n'y veux même pas songer. Vous voyez qu'il se passera des années avant que je pense au théâtre, si j'y pense jamais.
Avec tous mes regrets, cher monsieur, recevez l'expression de mes sentiments très affectueux et dévoués."
Un extrait du Figaro de 1891 éclaire le refus de Maupassant concernant la possible pièce de théâtre Yvette. Il est a préciser aussi que Jeanne Samary fut un des modèles d'Auguste Renoir : "Maupassant avait rencontré, en bonne camaraderie, une honnête et parfaite comédienne, toute éprise de son art et de littérature, qui s'était laissé complètement séduire par la nouvelle du jeune écrivain intitulée Yvette.
Et Jeanne Samary, gaie, joyeuse, aimable, n'avait plus eu qu'une idée incarner le type créé par le romancier et qui s'appliquait si bien à sa nature. Elle en avait fait la demande très vive à Maupassant qui ne lui cacha pas son peu de penchant pour les expériences théâtrales. Et toujours Jeanne Samary revenait à la charge "Ecrivez-moi mon Yvette".
Maupassant s'échappait.
Jeanne Samary prenait en famille, à Trouville, un repos bien gagné. Maupassant dit à Ollendorf :
"Ecoutez, j'ai trouvé le moyen de mettre Yvette à la scène ; allez donc voir Mme Samary et dites-lui que je suis prêt à satisfaire son obsédant, mais aimable désir."
Notre éditeur s'acquitta avec enthousiasme de sa mission. Ne trouvant pas à sa villa la charmante artiste, il lui laissa un mot pour lui donner la bonne nouvelle. Réponse immédiate de l'artiste "Désolée de ne pas m'être trouvée à la maison. Je vous envoie des tas de tendresses à tous deux. Je suis dans la joie de la nouvelle que vous me donnez. Il y a si longtemps que je rêve de jouer Yvette Je tâcherai d'aller vous voir avant mon départ. Mille choses affectueuses, en attendant, et merci à mon futur auteur."
Jeanne SAMARY.
Hélas! c'étaient les dernières lignes que devait tracer l'exquise femme! On était en septembre 1890. Quelques jours après, la pauvre comédienne, prise par la fièvre typhoïde, était ramenée à Paris. On sait la suite.
Par une fatale coïncidence, vers la même époque, l'auteur d'Yvette commença de sentir dans ses yeux, dans sa vue, les premiers troubles, symptômes précurseurs de la maladie qui devait l'emporter."
Provenance :
Bibliothèque Warnod