Manuscrit sur parchemin. Rouen, vers 1440, 1470-1480, puis 1502. In-4 (210 x 145 mm) de 137 ff. et 1 f. blanc ; justification 98 x 70 mm pour le calendrier et 104 x 65 mm pour le texte, 16 longues lignes, écriture textura à l'encre noire ; réclames aux ff. 21v, 33v, 42v, 50v, 58v, 66v, 74v, 94v, 102v, 110v, 118v et 127v ; les ff. 1-2, 25, 36, 76v-78, 123 et 137v sont blancs ; reliure moderne recouverte de velours rouge, étui.
MAGNIFIQUE LIVRE D'HEURES DECORE DE MINIATURES ATTRIBUEES AU MAITRE DE TALBOT, A ROBERT BOYVIN ET A UN ENLUMINEUR ROUENNAIS.
Composition du texte
Ff. 3-13v : Calendrier rouennais à l'encre noire et rouge 1 II s. Sever de Rouen, 10 II ste Austreberhe de Rouen, 5 V s. Ouen de Rouen, 16 VI s. Romain évêque de Rouen, 6 VIII s. Sauveur en rouge, 11 VIII s. Taurin évêque d'Evreux, 11 X s. Nigaise évêque de Rouen, 22 X s. Romain évêque de Rouen (en rouge), 29 XI s. Taurin. - Ff. 14-18 : Péricopes des 4 évangiles : de s. Luc, de s. Jean, de s. Mathieu, de s. Marc. - Ff. 18v-24v : Obsecro te suivi du O Intemerata rédigés au masculin. - Ff. 26-70 : Heures de la Vierge à l'usage de Rouen avec les suffrages de s. Nicolas et de se Catherine après laudes. - Ff. 70v-76 : Heures de la Croix et du Saint-Esprit. - Ff. 78v-95v : Psaumes de la pénitence suivis des litanies où on remarque les évêque rouennais s. Romain et s. Ouen. - Ff. 96-122v : Office des morts à l'usage de Rouen. - Ff. 124-129v : Les 15 joies de Notre-Dame : Douce Dame. - Ff. 130-133v : Les 7 requêtes à Notre Seigneur : Doulx Dieu. - Ff. 134-135v : Suffrage de s. Sébastien. - Ff. 136-137 : Suffrage de ste Barbe.
Décoration du manuscrit
20 miniatures dues au Maître de Talbot (ff. 26, 37, 48v, 53v, 57, 60, 63, 66, 70v, 73v, 79, 96, 124 et 130), à Robert Boyvin (ff. 25v, 36v, 78v, 123v) - qui retouche également la femme en prière au f. 136 -, et à un enlumineur rouennais actif dans les années 1470-1480 (ff. 134-136). Chaque bordure est ornée de rinceaux filiformes à feuillette d'or. Les grandes initiales sont vignetées, les petites sont champies.
Le Maître de Talbot doit son nom au commanditaire d'un Roman d'Alexandre, Lord John Talbot comte de Shrewsbury, qui offrit l'ouvrage à la reine Marguerite d'Anjou, fille du roi René, après son couronnement en 1444. Le manuscrit, daté de 1445, est conservé à la British Library sous la cote Royal 15 B. VI. Auparavant, Talbot avait commandé au même artiste trois livres d'heures pour lui et son épouse, Marguerite Beauchamp (Fitzwilliam Museum de Cambridge Ms. 40-1950, 41-1951, et Edimbourg Nat. Lib. Of Scotland, dépôt de la Blairs College Library).
La formation du Maître de Talbot se déroule à Paris dans le sillage du Maître de Boucicaut. En 1436, suivant la politique de repli des troupes anglaises de Paris sur Rouen, l'enlumineur s'installe dans la ville normande. Á la différence du Maître de Fastolf, qui après le retour de Rouen dans le giron français s'installa en Angleterre, le Maître de Talbot poursuivit sa carrière en Normandie, où il travailla pour l'échevinage de la ville. Le coloris de cet artiste est chatoyant. On remarque, dans un style linéaire, des compositions chargées, des personnages habillés de draperies aux motifs étoilés comme ses ciels et des paysages stratifiés avec, souvent, des moulins et des personnages aux visages ronds (voir Fr. Avril, Les manuscrits à peintures en France 1440-1520, cat. expo. Paris, BnF., 1993-1994, p. 169-170).
Robert Boyvin est connu depuis 1949, date à laquelle Françoise Lehoux identifia un manuscrit du cardinal Georges d'Amboise, des Epîtres de Sénèque (Paris, BnF. Ms. Lat. 8551) avec un article des comptes du château de Gaillon. Cette découverte fit connaître les noms de deux artistes rouennais : celui d'un enlumineur de bordures, Jean Serpin, et celui du miniaturiste Robet Boyvin ("Sur un manuscrit de l'école de Rouen décoré par Jean Serpin et Robert Boyvin pour le cardinal Georges Ier d'Amboise", Mélanges dédiés à la mémoire de Félix Grat, 1949, t. 2, pp. 323-329). Depuis, l'œuvre de cet artiste a pu être regroupé et analysé. Un ensemble de 56 manuscrits, dont un grand nombre de livre d'heures, lui ont été attribués. Sa formation dans le sillage du Maître de l'Echevinage de Rouen est attestée. Robert Boyvin est un bon praticien qui s'adapte facilement au goût de son temps. C'est le seul peintre rouennais choisi par le cardinal Georges d'Amboise pour travailler aux côtés d'artistes parisiens en vogue. Vers 1502, la rencontre avec l'enlumineur parisien Jean Pichore suscite un renouveau sensible dans l'évolution de certains de ses modèles, dont ce livre d'heures offre un nouveau témoignage (voir Isabelle Delaunay, "Le manuscrit enluminé à Rouen au temps du cardinal Georges d'Amboise : l'œuvre de Robert Boyvin et de Jean Serpin", Annales de Normandie, n° 3, sept. 1995, p. 211-244).
Les deux miniatures des suffrages reviennent à un enlumineur rouennais dont la main se retrouve dans un livre d'heures à l'usage de Rouen (Sotheby's, 10 juillet 1967, lot 101). Le visage de sainte Barbe est tout à fait comparable à celui de la Vierge trônant dans le livre d'heures présenté par Sotheby's. Cet enlumineur participe également à la décoration d'un Quinte Curce réalisé entre 1468 et 1481 pour Louis, bâtard de Bourbon, et conservé à Vienne, Cod. 2566. (C'est la main A désignée par O. Pächt, Die illuminierten Handschriften und Inkunabeln der Österreichischen Nationalbibliothek, Französische Schule, I, Vienne, 1974, pp. 60-68, Abb. 110-122.) Dans ce manuscrit, l'enlumineur rouennais côtoie les artistes de l'atelier flamand du Maître de Marguerite de York : cette collaboration se reflète ici dans le traitement naturaliste de saint Sébastien et de ses bourreaux.
Détail des miniatures
F. 25v : La Réconciliation des vertus ou Procès du Paradis. La scène, à laquelle la Trinité assiste dans le ciel, est encadrée de pilastres sur lesquels on voit des prophètes. La composition s'inspire de celle de Jean Pichore dans un livre d'heures avec calendrier rouennais, et des bordures influencées par l'enlumineur rouennais Jean Serpin (Rome, Vat. Barberini Lat. 487, f. 23v). Jean Pichore dessine également le modèle pour les Heures de Gillet imprimées pour Germain Hardouyn vers 1510 (voir C. Zöhl, Jean Pichore Buchmalerei, Graphiker und Verleger im Paris um 1500, Turnhout, 2004, Abb. 66 et 140). - F. 26 : Annonciation. L'ange surprend la Vierge pendant sa prière : il est vêtu d'une tunique orange étoilée d'or. La scène se déroule dans une église, une tenture noire séparant la Vierge et l'ange du chœur. - F. 36v : Octave et la sibylle de Tybur. La Vierge et l'Enfant apparaissent dans le ciel. On aperçoit de belles constructions Renaissance. La scène est encadrée de colonnes. Là encore, Boyvin se réfère à des compositions de Jean Pichore imprimées à partir de 1504 (C. Zöhl, op.cit. , Abb. 68, 107, 124). - F. 37 : La Visitation. On reconnaît les paysages féériques du Maître de Talbot, avec ses collines extravagantes, ses arbustes stylisés, un ciel étoilé et un moulin sur le côté droit. - F. 48v : Nativité. L'Enfant gît au sol, sa splendeur rayonnant sur le tissu orange qui lui sert de lit. Joseph et Marie prient. - F. 53v : L'Annonce aux Bergers. On retrouve le ciel étoilé, les collines stratifiées et le moulin. Deux bergers occupent la scène ; l'un, trapu et coiffé d'un étrange chapeau, se tient sur le devant de la miniature ; le second est assis au sol. - F. 57 : Adoration des mages. Dans un espace étroit, les mages présentent leurs offrandes au Christ. La scène apparaît chargée par la richesse des motifs ornant les costumes étoilés des mages. - F. 60 : Présentation au Temple. Le prêtre accueille l'Enfant Jésus. Derrière la Vierge se tient une servante tenant une chandelle - allusion à la fête de la chandeleur (purification de la Vierge) - et ses offrandes : un panier de tourterelles. - F. 63 : Fuite en Egypte. A nouveau le ciel étoilé, les arbres, les collines et le moulin. - F. 66 : Couronnement de la Vierge. Le Christ porte un manteau rouge étoilé d'or assorti à la tenture qui sépare la scène du ciel. - F. 70v : Crucifixion. Le Christ en Croix se tient entre s. Jean, revêtu d'une draperie orange couverte d'étoiles dorées, et la Vierge, le visage recouvert par son manteau. - F. 73v : Pentecôte. La Vierge est assise au centre du cénacle. Les apôtres, répartis à ses côtés, reçoivent les rayons du Saint-Esprit. - F. 78v : David observe Bethsabée au bain. Dans un cadre pilastre. La composition inspirée par Jean Pichore se retrouve dans deux autres manuscrits de Robert Boyvin (Paris, BnF. ms. Nat. 894, f. 63v, et New York, Pierpont Morgan Library 261, f. 61v ; voir Isabelle Delaunay, op. cit., fig. 8 et 9). - F. 79 : David en prière. Sa harpe est posée devant lui. - F. 96 : Lecture autour du catafalque. De nouveau, le Maître de Talbot surcharge ses tissus d'étoiles, notamment le catafalque, le vêtement du prêtre officiant et la tenture du fond. - F. 123 : Vierge à l'Enfant. La Vierge, qui tient un fruit dans sa main, est assise sur un faudesteuil doré devant une tenture soutenue par deux anges. Sur le devant, à gauche, un ange tient une harpe ; à droite, une dame en prière dans un costume du début du XVIe siècle. - F. 124 : Pietà. La Vierge est associée au ciel par son manteau bleu étoilé d'or. - F. 130 : Le Christ du Jugement dernier. - F. 134 : Martyr de s. Sébastien. Guerrier en prière dans la bordure. - F. 136 : Sainte Barbe tenant sa tour. A ses côtés, une dame en prière (ajoutée au début du XVIe siècle).
De nombreuses armoiries ont été ajoutées sous les peintures du Maître de Talbot. Le décor des rinceaux d'or a été gratté sauf au f. 60, où il est encore visible au verso, mais on aperçoit clairement les rinceaux sous les chiffre A et L.I ajoutés dans les bordures. La campagne des armoiries date des années 1470-1480 (peinture du saint Sébastien avec un chevalier en prière au f. 134 et de la dame priant sainte Barbe au f. 136). La devise de la famille du commanditaire est "le moien".
Voici la description des écus. Au f. 26 : "De gueules à trois gerbes d'or accompagnées de 9 molettes de même" (famille Allorge ou Alorge). - Au f. 37 : "Mi-parti, au 1 de gueules à trois gerbes d'or accompagnées de 9 molettes de même et au 2 de gueules à 3 têtes d'aigle d'or". - Au f. 48v : "D'azur à la bande d'agent chargée de 3 molettes de gueules au lambel du même". - Au f. 53v : "Parti en 1 D'azur à la bande d'agent chargée de 3 molettes de gueules au lambel du même et en 2 de gueules à trois gerbes d'or accompagnées de 9 molettes de même". - Au f. 57 : "De gueules au lion d'argent au franc-quartier d'azur à un dard d'argent brochant posé en bande à la bordure componée d'azur et d'argent". - Au f. 60 : "Parti en 1 De gueules au lion d'argent au franc-quartier d'azur à un dard d'argent brochant posé en bande à la bordure componée d'azur et d'argent en 2 de gueules à trois gerbes d'or accompagnées de 9 molettes de même". - Au ff. 63, 70v, 79, 124 et 134 : "D'argent au chevron de gueules accompagné de 3 têtes de coq de sable crêtées et barbées de gueules au chef de gueules semé d'abeilles d'or à trois ruches brochantes du même". - Au ff. 66, 73v, 96, 130 et 136 : "Parti en 1 d'argent au chevron de gueules accompagné de 3 têtes de coq de sable crêtées et barbées de gueules au chef de gueules semé d'abeilles d'or à trois ruches brochantes du même en 2 de gueules au lion d'argent au franc-quartier d'azur à un dard d'argent brochant posé en bande à la bordure componée d'azur et d'argent".
D'ancienne souche normande, les Allorge ou Alorge descendent en ligne directe de sire Robert Ier Allorge († Rouen, 1374), maire de Rouen d'abord en 1349 puis entre 1372 et 1373. Son fils sire Guillaume Ier Allorge († Rouen, 1406), bienfaiteur des Augustins de Rouen en 1394-1396 et de leur paroisse Saint-Nicolas-du-Bout-du-Pont en 1394 avec son fils, fut à son tour maire et capitaine de Rouen en 1376, puis l'un des six conseillers nommés par le roi Charles VI à la tête de la ville après la révolte de la Harelle, entre 1382 et 1397. Le même Charles VI l'anoblit par lettres patentes données en 1394. Son fils Robert II Allorge (mort en 1412), bourgeois de Rouen, marchand de vin, banquier et spéculateur, conseiller de la ville de Rouen, député par la ville de Paris à l'occasion du procès avec la Compagnie française (1397) est célèbre pour avoir acquis un grand nombre de rentes, biens fonciers, et charges lucratives. Plus célèbre encore pour sa fin, son fils Robin puis Robert III Allorge, écuyer, seigneur du Grand Lombelon à Duranville en 1412, du Mesnil à Mandeville-la-Campagne et de l'Isle du Colombier en 1414, fit construire et dota une chapelle au chevet de l'église Saint-Martin de Rouen en 1417. Ayant prêté serment au roi Henry V d'Angleterre en 1419, il commença d'être dans la gêne car, pour obtenir le paiement des arrérages de la rente qu'il avait constituée en faveur de leur église, les trésoriers de Saint-Martin-du-Bout-du-Pont firent saisir divers hôtels qu'il possédait à Rouen. Il embrassa alors le parti du Dauphin, futur Charles VII, ce qui lui valut d'être arrêté, fait prisonnier, condamné à la peine capitale, et finalement d'avoir "le col trenchié au Viel Marché de Rouen" le 13 juin 1421 (cf. Pierre Cochon, notaire apostolique à Rouen, Chronique normande, Charles de Robillard de Beaurepaire (pub.), Rouen, Le Brument, 1870).
Collection Liuba et Ernesto Wolf