Commentaire :
GOURO MASK, IVORY COAST, " BOUAFLE'S MASTER"
Un Inédit remarquable par le Maître de Bouaflé
L'apparition sur le marché de l'art d'un masque totalement inédit que l'on peut attribuer au plus remarquable sculpteur Gouro appelé le Maître de Bouaflé deux mois après la réapparition à Drouot (Tajan, Paris, le 11 juin 2014) du célèbre chef- d'oeuvre de cet artiste, le fameux masque dit de " Zuénolé " surmonté d'un couple enlacé , provenant des anciennes collections Breton et Ratton et disparu depuis 1931est un événement important pour la connaissance de l'art Gouro.
En ce qui concerne la variété des styles chez les Gouro et leurs voisins Baoulé, on doit noter qu'il n'existe pas vraiment de styles régionaux, c'est-à-dire liés à un clan ou une région.
Chaque style est strictement individuel et non lié à une localisation géographique précise. En l'absence de styles régionaux ou claniques, des artistes ou des ateliers actifs de manière contemporaine dans le même village peuvent exécuter des sculptures de styles très variés.
L'ethnologue allemand Hans Himmelheber rencontra des colonies d'artistes travaillant ensemble dans des grands ateliers de villages spécialisés pour produire certains types d'objets précis comme des pots à onguents, des marteaux pour frapper les gongs, ou des poulies de métiers à tisser. Par ailleurs, la grande mobilité des artistes, a comme conséquence, que ceux-ci sont ouverts à des influences variées en fonction de leurs pérégrinations.
Jadis chez les Gouro et chez leurs voisins les Baoulé, la sculpture sur bois était une profession spécialisée dont la production de statues ou de masques assurait aux artistes la majorité de leur revenu, même si le sculpteur demeure fréquemment également un agriculteur.
Bien que la charge soit parfois héréditaire, on devient sculpteur par vocation ou en reconnaissance de son talent. La plupart des sculpteurs sont autodidactes, une situation déjà rapportée par Himmelheber en 1934 et ensuite par Fischer dans les années 1960 et Susan Vogel dans les années 68-71. Certains artistes ne sculptaient que des statuettes, d'autres que certains types de masques. Chaque élève-sculpteur fait son apprentissage chez un maître. Beaucoup d'artistes étaient itinérants, exécutant leurs œuvres au gré des commandes, d'un village à l'autre.
De plus, ces groupes ethniques établissent une distinction nette entre un bon ou un mauvais sculpteur. Les grands sculpteurs étaient rares et les œuvres exceptionnelles l'étaient également. Selon Boyer, la marque ou la trace d'une main d'un artiste (appelée isa wan ou isa usu en langue baoulé) est une notion importante chez les Baoulé. On peut reconnaître dans un village " la manière " de tel ou tel artiste et déclarer que tel artiste est supérieur à tel autre. Dès 1933, Hans Himmelheber fit la toute première enquête sur les sculpteurs baoulé, gouro et yohouré. Il publia en 1935 les résultats de sa recherche sous le titre " Negerkunstler " (Artistes Nègres) et mentionne nommément plus de quinze artistes. Son étude se basait sur une méthodologie classique : l'attribution de sculptures en les comparant et les observant minutieusement et rassemblant sous un même nom réel ou de convention celles relevant d'une même main et d'un atelier commun.
Le qualificatif de Maître de Bouaflé attribué à un corpus de masques Gouro fut attribué pour la première fois en 1985 par Eberhard Fischer et Lorenz Homberger lors de leur importante exposition sur l'art Gouro au Museum Rietberg de Zürich (" Die Kunst der Guro Elfenbeinkuste ", Zürich, Rietberg Museum, 1985). La page de couverture du catalogue de cette exposition pionnière illustre un masque par le Maître de Bouaflé surmonté d'un petit quadrupède qui a appartenu dès 1932 au Baron Edouard von der Heydt avant d'aboutir au Rietberg Museum. Le village éponyme de Bouaflé fut choisi comme nom identifiant car Homberger et Fischer y trouvèrent lors de leurs recherches sur le terrain une concentration de poulies de métiers à tisser anthropomorphes sculptées par ce Maître.
L'étude approfondie de Bertrand Goy (B. Goy, " Où l'on retrouve un chef-d'œuvre disparu ", Paris, Tajan, 11 juin 2014 :5) sur ce fameux masque dit " de Zuénolé " nous permet de mieux cerner l'origine géographique de la production artistique du Maître de Bouaflé, un sculpteur si spécifique de l'art Gouro. Selon ses recherches, l'attribution de ce célèbre masque à Zuénolé fait en réalité référence à la localité de Zuénoula, situé dans la partie nord de la région administrative de la Marahoué et dont la ville de Bouaflé est le chef-lieu. Selon B. Goy, le poste de Zuénoula, base arrière de la 7e compagnie de tirailleurs où officia entre autre le lieutenant Garnier qui récolta les premiers objets Gouro pour le musée d'Ethnographie du Trocadéro, servit de point de rassemblement pour les objets destinés au marché français durant la pacification du territoire avant 1913. Quant au terme Gouro, il recouvre en réalité un qualificatif utilisé par les Baoulé pour qualifier leurs voisins de l'Ouest. Il fut cité pour la première fois par l'explorateur Joseph Eysseric, le premier européen à s'aventurer entre le Bandama rouge et le Bandama blanc en 1897. Sur la base des racines culturelles et administratives, l'attribution tribale " Gouro " se constitue vers 1913. D'abord intégré au cercle militaire du " Haut- Sassandra et du pays Gouro " cette région recouvre un territoire de transition entre forêt et savane situé au centre de la Côte d'Ivoire qui n'était ni Baoulé à droite, ni Bété en bas et à gauche et ni Malinke en haut.
Le corpus des œuvres du Maître de Bouaflé est restreint. L'inventaire actuel est de douze masques et de quatre poulies de métier à tisser. Son style propre se reconnait à quatre critères formels : les yeux fermés, fendus et démesurément étiré, le front avec une courbure très ample qui s'inverse à la base des sourcils, le nez petit, mutin et légèrement retroussé, la bouche avec une moue aux lèvres fermées. Par ailleurs, le pourtour des masques est souvent orné d'une barbe crantée.
Voici la liste des masques du Maître par ordre chronologique de leur arrivée en Europe :
1. Philadelphia, University of Pennsylvania Museum inv. N° 29-35-3, H.: 49,30 cm
Provenance:
Collection Tessier, France avant 1914
Collection Lena H. White, Chicago, avant 1929
2. Zürich, Rietberg Museum, inv. N° RAF 466,
H. : 35,7 cm
Provenance:
Paul Guillaume, avant 1920
Dr. Alfred Barnes, Merion
Han Coray, Agnuzzo
Dr. Hans Coray, Zürich
3. Philadelphia, The Barnes Foundation inv. N° A 106, H.: 32,5 cm
Provenance:
Paul Guillaume, Paris, avant 1926
4. Zürich Rietberg Museum, inv. N° RAF 510, H.: 35,7 cm
Provenance:
Baron Edouard von der Heydt, avant 1927
5. Collection privée, H. 57,3 cm
Provenance:
André Breton, Paris, avant 1927
Charles Ratton, 1930
Paris, Hôtel Drouot, Tajan, 11 juin 2014
6. Localisation actuelle inconnue
Provenance:
Paul Guillaume, avant 1930 (publié dans Portier et Poncetton, Les Arts sauvages, Afrique, Paris, 1956)
7. Collection privée, H. 36 cm
Provenance :
Paul Guillaume, Paris, avant 1930
8. New Haven, Yale University Art gallery, inv. N° 1954.28.33, H. 63,5 cm
Provenance:
Collection James Osborne, avant 1954
9. Collection Sheldon Solow, New York, H. : 41 cm
Provenance:
Olivier Le Corneur, Paris, vers 1960
10. Collection privée, H.: 43,2 cm
Provenance:
Collection coloniale, Toulon
Bernard Dulon, Paris, vers 1983
Daniel Hourdé, Paris
Saul et Marsha Stanoff, Tarzana, avant 1989
11. Collection Callot- Claes, Anvers, H. 37 cm
12. Collection privée, Perpignan H. 40 cm (lot 133)
Provenance :
Antiquaire sud de la France, 1984
Ces douze masques forment donc le corpus essentiel de ce Maître. On le reconnait instantanément au modelé du visage des masques. En ce qui concerne la partie supérieure du masque et la coiffure, cet artiste a donné libre cours à son imagination ou aux requêtes de ses clients. On retrouve une tresse surplombant l'avant du front ou deux tresses encadrant le visage. Deux masques sont surmontés de l'image insolite d'un couple entrelacé. Deux autres sont décorés de cornes d'antilopes et deux autres portent un chignon vertical dont la base est entourée de dents de léopard stylisées comme dans le masque présenté ici.
Comme un certain nombre de ses œuvres sont arrivées en Europe dès 1920, Eberhard Fischer suggère une période entre 1880 et 1920 pour l'effloréscence de cet artiste qu'il faut certainement considérer comme le plus grand sculpteur Gouro. Le masque présenté ici est un exemplaire particulièrement abouti de son œuvre, d'une grande finesse dans les détails et offrant une tension très réussie dans son expression, même si nous regrettons la disparition de la collerette en bois ainsi qu'une tresse latérale au sommet de sa coiffe.
Bernard de Grunne, Novembre 2014