Commentaire :
Un épais mystère enveloppait ces deux tableaux lors de leur découverte sur les murs d'une ancestrale propriété de Savoie. Accrochés à plus de quatre mètres du sol, ils n'en étaient que plus déconcertants. Ces huiles sur toiles, dont le style rappelait furieusement l'Ecole bolonaise ou florentine du XVIIe siècle, étaient ornées de larges cadres Empire, avec un cartel portant le patronyme résolument français de " Boulanger ". Aucun indice ne pouvait enfin nous être apporté par une insaisissable iconographie.
L'une des clés de l'énigme était pourtant évidente : le nom de l'artiste inscrit sur les cadres. Nos recherches nous mirent sur la voie d'un peintre méconnu, Jean ou Giovanni Boulanger, né à Troyes et parti pour l'Italie où il deviendra l'élève de Guido Reni avant de travailler à la cour des Este à Modène. La famille des propriétaires allait nous permettre de mettre un terme à nos incertitudes : l'un de leurs ancêtres n'était autre que Frédéric-Guillaume de Sahuget d'Amarzit (1750-1817), comte d'Espagnac, officier des gardes du corps de Louis XVI qui, réfugié en Italie pendant les événements révolutionnaires, avait fait pendant la campagne napoléonienne l'acquisition du palais de Sassuolo situé tout à côté de Modène. Cette propriété resta plusieurs années au début du XIXe siècle entre les mains de la famille d'Espagnac, qui rapportèrent à Paris certains de ces ornements.
La dispersion de la collection du comte d'Espagnac, qui eut lieu à Paris en 1847, fut l'occasion de voir ressurgir nos deux compositions dont les sujets sont ainsi décrits au catalogue : " 193. Fontaine de Candione / 194. Fontaine de la Mule - Provenant du château de Sassuolo, dans le Modénais ", levant ainsi le dernier voile qui flottait sur ces œuvres.
Le palais de Sassuolo, appartenant aux ducs d'Este depuis le XVe siècle, avait été entièrement réaménagé à la demande de François Ier d'Este au début du XVIIe siècle, sous la conduite de l'architecte Bartolomeo Avanzini. Arrivé au service du duc au début des années 1630, Giovanni Boulanger fut chargé de l'ensemble des décors muraux, peints à fresque et sur toiles, qu'il débuta en 1638. Certains de ces décors sont encore visibles aujourd'hui tandis que d'autres furent remplacés par des copies au XIXe siècle. Au premier étage se trouvait une enfilade de cabinets dont les noms, tous plus évocateurs les uns que les autres, se rapportaient à leurs décors : chambres des rêves, de la magie, de la peinture, de la musique et celle d'où proviennent nos deux tableaux, la chambre des fontaines.
Sous une voûte en parapluie ornée de huit compartiments peints, ce cabinet comportait onze huiles sur toiles placées pour la plupart en dessus-de-porte ; certains de ces éléments sont aujourd'hui conservés dans les collections de l'Académie militaire de Modène. Chacune de ces compositions avait pour thème les fontaines et sources légendaires ou mythologiques, témoignages des sujets extrêmement savants et rares qui peuplaient les murs de Sassuolo.
Une description de 1784 nous indique la position exacte de nos tableaux dans la pièce. La 'Fontaine de Candione' se trouvait au-dessus de la cheminée. Située à Candione, cette fontaine donnait une eau qui avait l'apparence et la saveur du lait. Elle apparaît clairement dans le verre que tient la belle figure féminine à droite, au côté d'un jeune enfant qui boit avec avidité. La 'Fontaine de la Mule' surmontait quant à elle la porte qui menait à la chambre des rêves. Elle était ainsi nommée en raison de son eau au contact de laquelle se brisait tout récipient, fut-il d'or ou d'argent. La femme à gauche de notre tableau montre en effet à sa compagne sa cruche fendue. Cette eau ne pouvait être puisée qu'à l'aide d'un sabot de mule, ce que tient dans sa main l'homme à genoux.
La redécouverte de ces deux tableaux permet de faire ressurgir la personnalité d'un artiste injustement méconnu qui fut pendant plusieurs années le premier peintre de l'une des plus riches cours italiennes. Son métier doux au coloris délicat, la grâce de ses figures féminines et l'intelligence de ses compositions témoignent de sa complète adaptation à sa terre d'accueil, l'Emilie-Romagne, à laquelle il convient d'attribuer un talent de plus.