Dessin original, signé et daté à l'encre " Guillaume Apollinaire 1916", en bas à droite. Aquarelle, traits préparatoires à la mine de plomb, 19 x 12, 5 cm, petites taches, encadrement sous verre.
Stupéfiante composition dans laquelle Apollinaire s'est représenté décapité : sa tête arrachée, sanguinolente, avec le bouc qu'il portait au début de 1916 et un masque à gaz, repose sur un cheval de conte de fées, dans un décor en kaléïdoscope brisé de formes géométriques pures contenant une plante naïve. À plusieurs reprises, dans les œuvres et dessins d'Apollinaire, apparaît ce thème obsessionnel de la tête coupée, comme dans " Le Brasier " d'Alcools (1913).
Une " synthèse originale de l'abstraction et de la figuration des courants néo-primitiviste, orphique ou rayonniste " (Peter Read, p. 21). La présente aquarelle révèle des emprunts mêlés au matériel iconographique et stylistique des Delaunay (contrastes simultanés de l'orphisme) et de l'avant-garde russe, notamment Larionov et Goncharova (formes fracturées aux couleurs vives du rayonnisme et éléments naïfs du néo-primitivisme inspirés des gravures populaires, des enseignes, voire des dessins d'enfants).
Face à la menace permanente de la guerre, Apollinaire croyait au charme talismanique de la beauté et à la vertu exorcisante de la représentation tragique. Apollinaire, qui fut engagé volontaire en novembre 1914, fit l'expérience de la guerre qui lui inspira nombre de poèmes où se mêlent étroitement la sidération du spectacle moderne des batailles et l'expression d'un sentiment amoureux exacerbé par l'éloignement.
" Autoportrait masqué, composite, mobile, héroïque et, finalement, tragique du poète " (Pierre Caizergues, dans " Apollinaire, le dessin et les traces ", Cahiers Guillaume Apollinaire n° 22, Caen, 2007, p. 98). Apollinaire s'est représenté plusieurs fois en soldat monté avec masque à gaz. Ce masque faisait partie de la vie quotidienne au front, mais sa présence utilitaire rencontrait chez Apollinaire une mythologie personnelle - irriguant ses poèmes - faite de fascination pour la Commedia dell'arte, d'incertitude sur sa propre identitée (bâtard polonais né en italie vivant en France) et de pressentiment d'une " profondeur qui se cache sous les apparences ". Il l'évoque dans deux poèmes de Calligrammes :
" Pour lutter contre les vapeurs
les lunettes pour protéger les yeux
Au moyen d'un masque nocivité gaz
un tissu trempé mouchoir des nez
dans la solution de bicarbonate de sodium
Les masques seront simplement mouillés des
larmes de rire "
(" SP ", d'abord publié dans Case d'armons en juin
1915)
" Un chien jappait l'obus miaule
La lueur muette a jailli
à savoir si la guerre est drôle
Les masques n'ont pas tressailli
Mais quel fou rire sous le masque
Blancheur éternelle d'ici "
(" Chant de l'horizon en Champagne ", envoyé à
Madeleine Pagès le 27 octobre 1915)
Un écho à sa nouvelle " Le Brigadier masqué c'est-à-dire le poète ressuscité ". Écrite de la fin de 1915 au début de 1916, elle fut publiée en octobre 1916 dans le recueil Le Poète assassiné, qui devait initialement être illustré d'une aquarelle de " Brigadier masqué " par l'auteur lui-même (une aquarelle de Leonetto Cappiello fut finalement choisie). Apollinaire y entretient un dialogue avec lui-même sous les bombardements allemands, s'identifiant à trois personnages, le canonnier (le poète Cronamiantal ressuscité), le brigadier et le maréchal des logis. Le masque y joue un rôle visuel et symbolique :
" "J'ai un masque, canonnier, dit le brigadier mystérieux, et ce masque cache tout ce que vous voudriez savoir, tout ce que vous voudriez voir, il occulte la réponse à toutes vos questions" [...]. Et le front s'illuminait, les hexaèdres roulaient, les fleurs d'acier s'épanouissaient [...]. Venu à cheval jusqu'aux lignes, avec une corvée de rondins, et enveloppé de de vapeurs asphyxiantes, le brigadier au masque aveugle souriait amoureusement à l'avenir, lorsqu'un éclat d'obus de gros calibre le frappa à la tête. "
Expositions
- APOLLINAIRE AU FEU. Péronne, Historial de la Grande Guerre, 25 février-12 juin 2005. Reproduction p. 60 du catalogue.
- LE BATEAU-LAVOIR ET LA RUCHE : Montmartre et Montparnasse. Tokyo, Kôbe, Shimonoseki, Nara, 29 septembre 1994-12 mars 1995. Reproduction p. 33 du catalogue.
- LA BIBLIOTECA DI GUILLAUME APOLLINAIRE A ROMA. Rome, Galleria Francese di Piazza Navona, 12 février-12 mars 1996. Reproduction p. 57 du catalogue.
- MAX JACOB ET SES AMIS. Saint-Benoît-sur-Loire, Maison Max Jacob, 5 mars-29 mai 1994. Reproduction p. 35 du catalogue.
- L'UN POUR L'AUTRE, LES ECRIVAINS DESSINENT. Caen, IMEC, Lisbonne, Musée Berardo, Ixelles, Musée communal, janvier 2008-janvier 2009. Reproduction dans la notice n° 15 du catalogue.
Bibliographie
- DEBON (Claude) et Peter READ. Les Dessins de Guillaume Apollinaire. Paris, Éditions Buchet-Chastel, 2008. Reproduction p. 131.
- DESSINS D'ECRIVAINS. Paris, Éditions du Chêne, 2003. Reproduction p. 63.
- FAUCHEREAU (Serge). Peintures et dessins d'écrivains. Paris, Éditions Belfond, 1991. Reproduction p. 118.