Rouault et "la quête de l'oiseau de feu"
281 ff. in-4 et in-folio, vélin fin et papier pelure, quelques ff. in-folio en calque fin. Paginés par Claude Roulet ; les p. 240-250 sont entièrement calligraphiées au pinceau. Pochette cartonnée rouge, titrée à l'encre par l'artiste. Ecrits vraisemblablement à partir de 1940 pendant son exil à Golfe Juan, donnés pendant la guerre à Claude Roulet.
Dans ses longues nuits d'insomnies, Georges Rouault écrit comme il construit une œuvre picturale : la page est remplie d'une écriture serrée, envahissante. Tous les blancs sont utilisés, des paragraphes surgissent à la verticale : le noir domine la page. Les mots sont biffés, raturés, repris, soulignés.
Dans ces pages qui tiennent lieu de carnets, de notes personnelles, de brouillons, d'exutoire, les thématiques de ces écrits sont très variées : premiers jets très spontanés de poèmes non titrés, reprenant avec maîtrise les éléments de ses brouillons, lettres (notamment une lettre à Pierre Matisse, déc. 1940), son étude sur Huysmans, la Suisse et sa relation presque paternelle avec Claude Roulet, la guerre, les difficultés administratives, le manque de matière première pour peindre.
Nous ne pouvons que donner un bref aperçu des genres et thèmes de ces belles pages :
- Poèmes adressés à Claude Roulet "je vous salue de mon gourbi de Golfe Juan d'où le petit napoléon débarqua en 1815. […] Le logis est modeste mais la mer si belle. Les enfants font la vie cavalcadent et s'ébrouent prés de la galerie ou se joue le soleil.[…] Quand je vois une toile vierge je suis pris de vertige j'hésite à la fixer. Et renonce d'une main légère à la toucher d'un pinceau ailé, c'est pourquoi vous m'avez vu parfois perplexe. Excusez moi Princesse, et puis enfin à la réflexion vous avez vu enfin le bel Hector me précipiter au combat comme fauve affamé sur sa proie."
"Le désir pas toujours innocent et risible de survivre n'est pas qu'orgueil il est noble et désespéré parfois. Actuellement je suis touché "en mes œuvres vives" je ne puis vous expliquer… ce serait trop long, interminable… je résume en une ligne " Si vous ne vous foutez pas de la peinture elle se foutra de vous" Axiome d'un ancien je crois qui sent un peu le paradoxe moderniste comme si il suffisait en prenant ceci à la lettre de voir l'oiseau de feu".
- Souvenirs de ses débuts en peinture : "A l'atelier Moreau j'étais déjà le père Rouault j'avais 20 ans je ne m'en choquais guère las j'en riais. Yeux clairs -blond cheveu. Me sachant plus riche que Crésus d'espoirs un peu dérisoires, mais pauvret sans amertumes ni rancune contre le sort contraire. Un seul et vain regret avoir vendu toutes mes études ou à peu près le prix de la toile écrue, pour en racheter, réparée par moi-même. … On chantait là le matin tout en peignant plus ou moins bien. Quand le patron arrivait le silence régnait car sous air débonnaire et sans croire faire tourner la terre, parfois il se fâchait. Prenant au sérieux son ministère allant de l'un à l'autre débordant le sujet…"
- Histoire de sa vie, portant plusieurs titres : "Mémoires d'une vieille vache pensive. Litanies du Vieux Faubourg. Des longues Peines. Soliloques. L'apprenti ouvrier. 1871-1914-1939.", "Pauvre clerc né en temps de guerre civile en ces temps noirs rêvait du Paradis Perdu. Il est fou de naissance disaient les gens de bon sens. Il est fou même du Paradis sait il pas qu'Adam et Eve furent exclus."
- Sur sa peinture et son jugement par un œil extérieur : "Claude de Neuchâtel on vous demandera de vous expliquer par le fond… en retour vous répondrez qu'ils se mettent en rapport avec le Cirque de l'Etoile Filante". Prophétise sur l'avenir noir, très noir.
"J'ai toujours besoin de blanc et de rêver en principe ce blanc de zinc. C'est pourquoi je n'aime pas être pressé d'envoyer ces lettres au galop", "1940 a été dur - 1941 de plus en plus dur - coriace - selon le vent actuel…qui souffle en trombe sur ce monde qui parfois semble agonisant.-… mais ce qu'on prévoit de noir ne le serait il pas autant qu'on eut pu le supposer?... il y a un passé pour nous fait d'imprévoyance totale. Nous allons le payer."
- Rouault bourreau de travail. Soucis de passeport pour les œuvres, qui le déroutent, le blessent dans son intégrité de peintre : "Je comprends pour les œuvres de marchands … mais pour l'artiste qui crée ? Il est temps que je quitte cette planète au plus tôt - Sans tambour ni trompette comme j'ai vécu. Cependant assez alerte du matin au soir, me croyant mort hier ressuscitant ce matin. Bourreau de travail."
- Parlant de lui, il s'analyse avec humour sombrement : "Vous devez vous en apercevoir à la lecture de ces 20 pages et à certains passages le solitaire est entre […] - sa famille/ sa prostate/ ses lettres de cachet à Claude Neuchâtel […] qu'un jour prochain ils feront embastiller / son art dément / ses divers domiciles / ses appartements dont il a horreur […] ses huiles fugitives essences volatilisées rien qu'à les fixer d'un œil d'envie / Ses fugitifs ? (Où sont les œuvres qu'il doit signer?) Miserere à la triste histoire / les vieilles peintures […] qu'il fallait chérir, signer et dépouiller."
- Anciens et modernes. A propos de Ligugé et de J. K. Huysmans, vers 1900-1901. Brouillons de cette étude sur Huysmans, portant cette dédicace de Rouault : "A J. K. Huysmans et à Léon Bloy au temps ou ils furent dans la joie des fastes spirituels."
- Miserere et la Guerre. Brouillons paginés par Rouault, d'une écriture plus sereine, texte sur sa jeunesse, illustré de poésie. Très grand nombre de paragraphes n'ayant pas été retenu. "J'y suis- J'y arrive à l'instant. J'y reste. Si loin que j'aille vers l'océan des turpitudes ou des joies. De ce métier bien aimé que je pratique plus ou moins bien, artiste de malheur…", "Homme de bonne volonté, En silence de te donner, licence d'aimer, De prier sous quelque forme que ce soit. L'art est délivrance et joie intime même dans la souffrance", "Mon bien cher homme et en plaisance ou bien souffrance ne jamais trop se ménager. Ou trop se gaver de silence ou se croire tellement innocent. Et si blanc."
- Sur les artistes, l'art, les écrivains, sa peinture ses liens avec Vollard… "Pauvre Léon Bloy il était du même avis que Zola sur Cézanne. Le Cézanne de la maturité eut était furieux s'il l'avait su. Mais il aimait les beaux primitifs religieux…" Et d'écrire à Claude Roulet : "Vous avez tout loisir de dire votre pensée absolue sur J.K. Huysmans et Léon Bloy. Mais cependant je dois vous faire observer que G. Moreau n'avait aucune autorité pour m'empêcher comme dit Cézanne "d'aller sur le motif" ".
"Quand Vollard me demanda d'illustrer son Ubu je le fis aux conditions suivantes : Ne pas suivre le texte n'étant pas illustrateur de métier […]. J'en fis une composition dirais-je classique ou sévère mais d'un autre ordre que le texte précis. Non de délirante poétique charnelle mais de parfum classique."
- Magnifique manuscrit calligraphié à l'encre noire au pinceau sur papier calque fin. Paginé du numéro 19 à 30. Quelques lignes raturées, des rajouts à la plume.
"Intouchable comme tu me parais beau et culotté dans les ors du couchant.
En ces temps actuels ils parlent si bien trop bien d'humanité.
Et le plus faible le plus tendre le moins armé et toujours le plus exposé.
Et je suis prêt de t'entendre ou à le croire si tu me narres un conte - à dormir debout tout autant avec plus de sympathie. […] quand il m'englue.
Dans sa glue comme le geindre diligents pétrissant le pain que tu mangeras demain
Poète incertain quand il m'englue… et me croit voir bien à tort comme la mouche captive dans la toile de l'araignée toujours libre en esprit."