Commentaire :
"Turpin de CrissĂ© : un nom peu connu, difficile Ă retenir. C’est pourtant celui de l’un des meilleurs peintres de paysage du dĂ©but du XIXe siècle. Lancelot- ThĂ©odore Turpin de CrissĂ©, le comte Turpin de CrissĂ©. Mais quand on pense au genre du paysage, Ă cette Ă©poque, le nom qui vient est celui de Corot, peintre si merveilleux et si populaire. Son nom et sa renommĂ©e ont occultĂ© tous ceux qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©, qui ont Ă©tĂ© ses maĂ®tres et ses contemporains jusqu’à ce qu’apparaisse et triomphe l’impressionnisme. Avant Corot, il y a Joseph Vernet et Hubert Robert. Il y a Bidauld, Bertin et surtout Valenciennes, de qui tout procède. Avant Corot, il y a Nicolas-Didier Boguet, Ă qui Stendhal a rendu visite Ă Rome et qui Ă©tait considĂ©rĂ© comme le nouveau Claude. Il y a aussi Girodet et Michallon. Avant Corot, il y a cet intĂ©rĂªt pour la nature, les vues de paysage et d’architecture pittoresques qui sont prises sur le motif par les artistes de tous les pays, dont le but est de se rendre Ă Rome, d’apprendre leur mĂ©tier, de chercher l’inspiration et de trouver leur style. Le genre de la peinture de paysage prend vraiment naissance Ă cette Ă©poque et Turpin de CrissĂ© en sera l’un des principaux reprĂ©sentants. Il voyage en Italie, il est très liĂ© avec Girodet, de 15 ans son aĂ®nĂ©. Il est royaliste, protĂ©gĂ© de l’impĂ©ratrice JosĂ©phine et devient son conseiller artistique et son chambellan. Il se spĂ©cialise tout de suite dans le paysage et remporte une mĂ©daille d’or au Salon de 1806. Il peint des paysages historiques, des vues idĂ©alisĂ©es, des sujets pris sur le motif, des scènes de naufrage, les Ă©lĂ©ments, l’eau, la terre, le ciel, et la lumière. Son dessin est prĂ©cis, ses couleurs intenses, son exĂ©cution minutieuse, ses compositions très Ă©laborĂ©es, sa lumière particulièrement bien Ă©tudiĂ©e.
C’est ce que montre l’un des chefs d’œuvre du dĂ©but de sa carrière, Vue prise Ă Terracine, un tableau signĂ© et datĂ© de 1813 qui a appartenu au grand peintre nĂ©oclassique Anne-Louis Girodet-Trioson, l’auteur d’Atala portĂ© au tombeau et du Sommeil d’Endymion et qui a Ă©tĂ© conservĂ© par les descendants de ses cousins jusqu’à aujourd’hui. Ce tableau, tout Ă fait caractĂ©ristique de la conception du paysage de Turpin de CrissĂ© et de son Ă©poque, a d’ailleurs une histoire : d’abord prĂ©sentĂ© au Salon de 1814 oĂ¹ il a Ă©tĂ© remarquĂ©, il semblerait qu’il aurait dĂ» faire partie d’un Ă©change avec Girodet que Turpin de CrissĂ© admirait et Ă qui il aurait demandĂ© qu’il exĂ©cute le portrait de son Ă©pouse. Ce que Girodet semble avoir acceptĂ© et n’accomplit jamais. Mais Turpin de CrissĂ© lui avait envoyĂ© son tableau que conserva Girodet. Après la mort de celui-ci en 1824, Turpin de CrissĂ© se porta acquĂ©reur de plusieurs dessins de Girodet, comme le relatent Richard Dagorne et Sidonie Lemeux-Fraitot dans leur excellent article sur les relations entre les deux hommes publiĂ© dans La revue des musĂ©es de France - Revue du Louvre (n° 3, 2011).
Turpin de CrissĂ© pense sans doute avoir donnĂ© Ă Girodet son plus beau tableau, le plus achevĂ©, le plus accompli. Souvenir de voyages en Italie, peint dans un grand format, il reprĂ©sente une vue d’un village du Latium situĂ© au pied du Monte Circello sur la mer TyrrhĂ©nienne et que l’artiste a souvent reprĂ©sentĂ©. On y voit le chĂ¢teau et ses remparts reliĂ©s par des tours, le village en contrebas sur le flanc de la colline, dominĂ© par le campanile de l’église, la plaine qui descend vers la mer, oĂ¹ se distingue une Ă®le, l’horizon adouci par la brume, tandis que le massif rocheux du mont Circeo laisse voir ses falaises qui Ă©taient autrefois confondues avec l’île de CircĂ©, oĂ¹ Homère aurait choisi de situer l’épisode des compagnons d’Ulysse changĂ©s en cochons par la magicienne CircĂ©. Au premier plan, après cette Ă©vocation de la lĂ©gende, de la poĂ©sie et de l’AntiquitĂ©, le prĂ©sent, montrĂ© par plusieurs groupes de personnages en costume de la province, rĂ©unis autour d’un couple de danseurs exĂ©cutant leurs pas au son d’une guitare. Le principal n’est pas lĂ : il est dans la composition, dans la recomposition mĂªme, pourrait-on dire. Turpin de CrissĂ© a recomposĂ© la vue, l’a arrangĂ©e, l’a amĂ©liorĂ©e pour la rendre, Ă ses yeux et selon sa conception du beau, plus parfaite, plus idĂ©ale, plus noble. Des Ă©difices ont Ă©tĂ© ajoutĂ©s, le chĂ¢teau-fort a Ă©tĂ© modifiĂ©, comme la silhouette du village et l’importance donnĂ©e au massif rocheux. Turpin de CrissĂ© utilise ici une vue Ă©tendue et dispose le paysage selon une succession de quatre plans clairement distinguĂ©s et bien articulĂ©s, oĂ¹ la terre est proportionnellement plus importante que le ciel. Il privilĂ©gie l’ensemble sans nĂ©gliger les dĂ©tails, tous rendus avec une prĂ©cision extrĂªme. Il propose une vision, oĂ¹ l’homme avec ses ouvrages et la nature se trouvent en harmonie, sont rĂ©unis dans une mĂªme unitĂ© qui est donnĂ©e par la lumière. Ă€ l’instar de Claude, la lumière, ici celle du couchant, a Ă©tĂ© l’un des grands sujets de Turpin de CrissĂ©, qui a su en rendre les effets aussi bien dans les dĂ©tails que dans les lointains.
ReprĂ©sentant du classicisme, hĂ©ritier de la tradition, novateur modĂ©rĂ©, Turpin de CrissĂ© a un style qui n’appartient qu’à lui, mais auquel on peut comparer celui de Nicolas- Antoine Taunay dans l’art de la construction et le fini de l’exĂ©cution. Son goĂ»t pour la lumière, son rendu des masses et des plans, son sens de l’articulation des volumes, il les conservera tout au long de sa carrière, comme en tĂ©moigne son tableau Vue de l’église Santa Maria dei Miracoli Ă Venise, peint en 1837 et conservĂ© au musĂ©e de sa ville natale, Angers : un chef d’œuvre qui dit l’immensitĂ© de son art tout entier dĂ©jĂ prĂ©sent dans cette vue de Terracine, qu’il avait choisi de donner Ă Girodet."
Serge Lemoine